Par Aurélien Antoine, Professeur de droit à l’Université de Lyon-Saint-Étienne, Directeur de l’Observatoire du Brexit, et auteur en 2020 de Brexit : Une histoire anglaise aux éditions Dalloz

Selon l’article 258 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, la Commission peut engager des poursuites à l’encontre d’un État membre qui manque aux obligations qui lui incombent en vertu du droit de l’Union. Pour qu’une telle procédure soit possible, elle doit respecter des conditions de fond et de forme. Sur le fond, deux éléments constituent l’infraction : l’imputabilité à un État membre et la violation du droit de l’UE.

De prime abord, d’aucuns penseront que le Royaume-Uni n’étant plus un État membre depuis le 1er février 2020, il ne saurait être visé par une procédure en manquement. Toutefois, l’article 127 du traité de sortie stipule que, « sauf disposition contraire du présent accord, le droit de l’Union est applicable au Royaume-Uni et sur son territoire pendant la période de transition. » Or aucune des exceptions retenues par l’accord n’exclut les procédures en manquement à l’encontre du Royaume-Uni. L’article 131 précise d’ailleurs que, « pendant la période de transition, les institutions, organes et organismes de l’Union disposent des pouvoirs qui leur sont conférés par le droit de l’Union à l’égard du Royaume-Uni ». Par conséquent, la Commission et la Cour de Justice demeurent compétentes pour mener à bien une procédure d’infraction au droit de l’Union par le Royaume-Uni.

En ce qui concerne l’éventuelle atteinte au droit de l’UE, elle n’est pas difficile à identifier. La Cour de Justice a depuis longtemps établi qu’un accord international, même mixte, conclu par l’UE, fait partie intégrante de son droit (CJCE, 10 sept. 1996, Commission c/ Allemagne, aff. C-61/94 ; 19 mars 2002, Commission c/ Irlande, aff. C-13/00). Selon la lettre envoyée par la Commission et les déclarations du vice-président, le projet, s’il était adopté, « violerait clairement » le protocole relatif à l’Irlande du Nord et à l’Irlande (en particulier les articles 5, §§ 3 et 4 sur la législation douanière, et 10 sur les aides d’État). La lettre indique aussi que l’effet direct de l’accord de retrait (article 4) serait compromis. Enfin, l’obligation d’agir de bonne foi garantie par l’article 5 serait atteinte puisque le projet de loi compromettrait la réalisation des objectifs de l’accord. Dès lors, le simple fait que le texte contesté (le UK Internal Market Bill) n’en soit qu’au stade du projet constituerait d’ores et déjà une transgression du droit de l’Union.

Sur le plan procédural, la lettre de mise en demeure envoyée par la Commission le 1er octobre est une première étape d’une procédure relativement longue. La Commission doit attendre un mois pour que le Royaume-Uni fournisse des informations sur ses intentions et réponde aux préoccupations de l’UE. Il va de soi que, pour l’UE, le gouvernement britannique n’a pas d’autre choix que de retirer son projet, ce qui est cependant peu probable. La Commission produira alors un avis motivé exigeant la mise en conformité du droit britannique aux règles de l’UE, et ce, dans un délai « raisonnable » (souvent fixé à deux mois). Ce n’est qu’après l’épuisement de ce délai que la Cour de Justice pourra être saisie d’un recours en manquement. En moyenne, le recours se résout au terme de 20 mois.

La mise en demeure constitue-t-elle un moyen efficace de faire pression sur le gouvernement britannique pour que les négociations avancent ?

Il n’y a aucune chance que la procédure initiée par la Commission se termine avant la fin de la période de transition qui surviendra le 31 décembre 2020 et avant la date butoir du 16 octobre fixée par Boris Johnson pour trouver un terrain d’entente entre négociateurs sur les relations futures. Dans ce contexte, la mise en demeure tout à fait légitime adressée par la Commission au Royaume-Uni est un moyen de formaliser juridiquement le contenu de l’atteinte au droit de l’UE. Si la Commission ne l’avait pas fait, elle aurait pu être accusée de faiblesse. En lançant une procédure d’infraction, il s’agit aussi de montrer à d’éventuels partenaires commerciaux du Royaume-Uni que Boris Johnson n’est ni respectueux du droit ni digne de bonne foi.

En revanche, à la question de savoir si la procédure en manquement fera évoluer la position diplomatique des Britanniques dans le cadre des négociations sur les relations futures, il convient de répondre par la négative. Le gouvernement assume violer le droit international, même « de façon spécifique et limitée ». La réaction de l’Union n’a pas surpris l’équipe de Boris Johnson. Qu’il y ait un accord ou pas sur les relations futures, le Premier ministre n’a pas grand-chose à craindre d’un recours en manquement. Cette situation rappelle celle de l’an passé quand la Commission avait engagé une procédure similaire contre le Royaume-Uni qui n’avait pas nommé son commissaire européen. Toutes ces procédures juridiques, aussi justifiées soient-elles, n’ont qu’une portée limitée sur le plan politique, en particulier lorsqu’elles s’inscrivent dans une temporalité longue.

La procédure de règlement des différends prévue par le traité de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne pourra-t-elle être actionnée ?

Quelques jours avant l’envoi de la mise en demeure, le vice-président de la Commission, Maroš Šefčovič, a appelé à une réunion extraordinaire du comité mixte UE-Royaume-Uni institué par les articles 164 et suivants du traité de sortie. L’UE compte donc bien initier la procédure de règlement des différends en parallèle du recours en manquement. En application des articles 167 et suivants de l’accord de retrait, les discussions au sein du comité mixte paritaire en cas de différend débutent par l’émission d’un avis de l’une des deux parties. Ce n’est qu’au bout de trois mois après la notification de l’avis que peut être envisagé un recours à l’arbitrage. Il faut, pour cela, que le comité rédige à son tour un avis. Selon l’article 173, « le groupe spécial d’arbitrage notifie sa décision à l’Union, au Royaume-Uni et au comité mixte dans un délai de douze mois à compter de la date de sa constitution ». Un prolongement au-delà des douze mois est possible. La procédure s’avère finalement assez longue et elle ne se poursuivra que si les négociations en cours sur la relation future n’aboutissent pas dans les prochaines semaines.