Par Aurélien Antoine, professeur de droit public, directeur de l’Observatoire du Brexit

Le 1er janvier 2021 entrait en vigueur de façon provisoire l’accord de sortie de l’Union Européenne du Royaume-Uni. Résultat de plusieurs années de politique, de négociations et invariablement, de polémiques, cet accord contient la réponse à la grande majorité des questions qui ont ralenti le processus. Il n’en est pas pour autant exhaustif sur des questions de fond pourtant primordiales. Aurélien Antoine propose un premier retour sur cet accord paradoxalement tardif et précoce.

Quelle est l’économie générale de l’accord conclu entre l’Union européenne et le Royaume-Uni ?

Le traité de commerce et de coopération (TCC) d’environ 1 500 pages (en français) et entré en vigueur de façon provisoire le 1er janvier 2021 a pour premier objectif d’éviter le plus possible les frictions aux frontières à l’occasion de l’échange de marchandises. Pourtant, si les droits de douane et les mesures restrictives aux échanges sont en principe proscrits, la libre circulation n’est pas maintenue. Les entreprises et les particuliers qui souhaitent faire transiter certaines denrées (selon des conditions de franchise) sont désormais soumis à des formalités administratives afin de respecter les règles d’origine et phytosanitaires. Les premières semaines de mise en œuvre du traité ont d’ores et déjà démontré que, si le chaos parfois prédit en cas de no-deal n’est effectivement pas survenu, des problèmes d’acheminement de biens dans certaines zones du Royaume-Uni et des retards dus à des pièces manquantes ou incomplètes ont été déplorés par les douanes. Des incompatibilités de formulaires ou de logiciels entre les deux côtés de la Manche ont enfin été identifiées.

Le régime juridique des marchandises, s’il recèle l’essentiel des dispositions les plus précises du traité, n’est qu’un pan d’un vaste ensemble. Le TCC est composé de sept parties, de 49 annexes et de 3 protocoles (comprenant eux-mêmes plusieurs annexes). Il est complété par deux textes, l’un relatif au nucléaire civil et l’autre aux procédures d’échange et de protection d’informations classifiées. Il convient aussi de ne pas omettre deux arrangements propres à l’Irlande du Nord (en vertu du Protocole attaché au traité de retrait qui demeure en vigueur) et à Gibraltar. Pour ces deux territoires, la libre circulation des personnes et des marchandises est maintenue avec le pays voisin qui est État membre de l’Union européenne (la République d’Irlande et l’Espagne). Dans les deux situations, le droit de l’UE continuera de s’appliquer assez largement.

L’accord répond à l’ensemble des problématiques qui ont longtemps bloqué les négociations : les conditions de la concurrence équitable (level playing field), les modalités de règlement des différends et la pêche1. Les questions relatives aux transports (dont le survol du ciel européen) ou à la coordination en matière de sécurité sociale et de visas pour les séjours de courte durée font l’objet de dispositions précises.

D’autres sujets sont également abordés, mais sous l’angle de coopérations plus ou moins approfondies (coopération en matière civile et pénale, échanges de données, reconnaissance des qualifications professionnelles, par exemple).

L’accord prévoit enfin la participation du Royaume-Uni à plusieurs programmes européens dont Erasmus ne fait malheureusement pas partie. Les Britanniques continueront d’abonder leur budget (et à se soumettre à la jurisprudence de la Cour de Justice qui s’y rapporte).

Y a-t-il un perdant et un gagnant ?

Cette interrogation, qui a fait le bonheur de nombreux médias, n’a guère de pertinence pour un juriste. En premier lieu, lorsque deux parties s’entendent, c’est qu’elles y trouvent un intérêt. Le soir même du 24 décembre, Boris Johnson a mis en scène le succès de son gouvernement en soulignant la qualité du traité pour son pays. Si l’Union européenne et les 27 États membres ont fait preuve de plus de réserve, ils n’ont pas dissimulé leur soulagement.

Deuxièmement, une étude poussée du texte démontre que les deux parties ont réussi à préserver l’essentiel et à limiter le franchissement des lignes rouges qu’elles s’étaient réciproquement fixées. Boris Johnson a certainement cédé en partie sur la pêche, tandis que les Européens ont dû se résoudre à exclure un rôle de principe de la Cour de Justice dans l’interprétation de l’accord opposable aux Britanniques. Le level playing field va plus loin que ce qu’auraient souhaité certains hard brexiteers, mais le dispositif institutionnel retenu en cas de contentieux, relativement complexe et avant tout de nature intergouvernementale, s’avère plutôt équilibré sur le papier.

En troisième lieu, un texte juridique ne révèle sa qualité que lorsqu’il est éprouvé. Ceci est d’autant plus vrai en matière de traités internationaux dans la mesure où leur application est largement dépendante de la bonne foi des États et de leur volonté d’en respecter réciproquement les termes. C’est la raison pour laquelle, et de façon très classique en droit du commerce international, le TCC prévoit plusieurs configurations institutionnelles ayant pour finalité de promouvoir la discussion diplomatique en cas de différends avant tout recours à l’arbitrage. Le prononcé de mesures de rétorsion ou de rééquilibrage pourrait être certes rapide, mais leur mise en œuvre concrète s’avérera sans doute plus ardue.

En dernier lieu, aucun accord n’aurait été en mesure d’éluder ce constat au moins de court terme : le Brexit a un impact négatif sur les deux parties, et plus particulièrement le Royaume-Uni. De surcroît, le TCC est loin de lever toutes les incertitudes d’une relation qui reste à construire sur plusieurs décennies.

Quels sont les domaines pour lesquels des zones d’ombres demeurent ?

Le satisfecit légitime qu’il faut attribuer aux négociateurs ne saurait dissimuler deux réalités : malgré sa longueur, le TCC est consacré avant toute chose à la circulation des marchandises. Même sur ce point, sa mise en œuvre concrète a déjà révélé des insuffisances, notamment pour les règles d’origine.

Plusieurs sujets, quand bien même ils seraient envisagés dans le texte, ne font pas l’objet de dispositions précises ou ambitieuses. En voici quelques exemples : outre les secteurs qui avaient été exclus des négociations (comme les services financiers) ou des aspects pour lesquels l’UE n’a pas une pleine compétence (ainsi de la fiscalité), les reconnaissances professionnelles, la coopération en matière de sécurité, ou en matière civile et judiciaire (hors de la matière criminelle) ne sont pas ou sont peu abordés par le traité.

L’urgence, le contexte des négociations et les positions respectives des deux parties ont empêché d’approfondir ces diverses problématiques. Il faut espérer que les mois et les années à venir permettront d’apporter plus de certitudes, en particulier dans le champ de la sécurité et des services. En outre, les mécanismes de règlement des différends et de non-régression devront prouver leur efficacité, alors que le gouvernement britannique pourrait assouplir la législation sociale et fiscale tout en souhaitant soutenir une politique environnementale ambitieuse fondée sur des subventions substantielles aux entreprises nationales. Enfin, il sera intéressant de vérifier que, au fil du temps, le partenariat n’aboutira pas à une architecture normative byzantine, similaire à celle qui s’est imposée avec les Helvètes et qui, aujourd’hui, ne convient guère à l’Union européenne.

 

1 Pour un aperçu précis des dispositifs retenus, voir notre article sur le site de l’Observatoire du Brexit.