Par Sacha Bourgeois-Gironde, Professeur à l’Université Panthéon Assas, et Bruno Deffains, Professeur à l’Université Panthéon Assas, membre du Club des juristes

Dans la gestion du Covid-19, il est rapidement devenu évident que l’une des plus grandes ressources du moment était les données personnelles et, en particulier, les données de localisation. Taïwan a ainsi institué une politique de suivi individuel particulièrement contraignante. Semblable à un bracelet de cheville, le téléphone transmet les données de localisation de l’utilisateur aux autorités locales et à la police. Si le téléphone sort de la zone autorisée ou cesse de transmettre, la police va vérifier sur place pour s’assurer du respect des règles de quarantaine. Dans l’UE, le règlement général sur la protection des données (« RGPD ») limite ce qui peut être fait ou pas avec certaines caractéristiques considérées comme « données personnelles » telles que l’emplacement, les données démographiques, le nom, l’adresse… traduisant une réelle préoccupation en matière de confidentialité des métadonnées. Aux États-Unis, il n’y a pas de législation unique et unifiée sur la protection des données. La jurisprudence et les lois diffèrent selon les États et constituent une mosaïque de règles qu’une application de suivi devrait respecter pour être applicable à l’échelle du pays. Aucun pays n’est de fait encore parvenu à un consensus juridique et normatif sur la mise en place de ces mesures.

L’urgence d’utiliser des techniques numériques et comportementales sans la mise en place d’un cadre normatif entraîne de vraies menaces sur le contrat social

Partout dans le monde, la question consiste également à savoir dans quelle mesure les gens sont prêts à renoncer à une partie de leur vie privée afin de lutter efficacement contre le Covid-19. Comme il ne va pas de soi que le public adhère spontanément à la transmission de données personnelles, une idée consiste à les guider vers une acceptation par défaut de cette transmission à travers l’usage de nudges (concept popularisé depuis le best-seller de Sunstein et Thaler en 2009 et qui a progressivement pénétré les sphères gouvernementales à l’étranger comme en France). Il s’agirait, par exemple, d’associer le téléchargement de l’application STOP COVID à la gratuité d’autres services populaires sur les smartphones. Les nudges trouvent ainsi un terrain d’expérimentation favorable dans la gestion du Covid-19. La manipulation en douceur des environnements de décision, leur emprise progressive sur l’espace public, la facilitation par des nudges appropriés de la collecte massive de données privées, associées à la plus grande prédictibilité des comportements individuels, constituent un faisceau convergent de menaces sur le contrat social tel que nous le connaissons. Il apparaît de ce fait souhaitable de pointer les risques que font peser ces deux techniques de gouvernance collective, nudges et big data, sur le principe de solidarité qui sous-tend notre contrat social.

La société issue de la Révolution, caractérisée notamment par le Code civil, est un monde de citoyens théoriquement libres et égaux, qui nouent entre eux des contrats où les parties engagent leur responsabilité individuelle. Dans cet univers, à chacun de se prémunir contre le risque (vieillesse, maladie, accident) par sa propre prévoyance ou par la mise en cause du fautif : l’ouvrier victime d’un accident du travail devra réussir à prouver la faute de l’employeur. C’est précisément à l’occasion de la loi sur les accidents du travail, adoptée en 1898, que le concept d’assurance collective est utilisé pour la première fois à l’échelle de la nation. En plaçant l’accident sous le registre du hasard et des aléas du destin, on se donne les moyens de dépasser la notion de responsabilité individuelle. C’est sur cette nouvelle base que s’est organisé progressivement tout le système de protection sociale qui a marqué l’émergence de l’Etat providence au XXème siècle. La réponse du système assuranciel est fondée sur la « mutualisation des risques ». Pourquoi acceptons-nous le poids de cette solidarité ? Parce que nous avons conscience que chacun de nous court des risques, et que nous ne savons pas à l’avance qui seront les victimes des accidents ou des ruptures. C’est cette incertitude sur notre avenir, ce voile d’ignorance, selon la métaphore efficace de John Rawls dans sa Théorie de la Justice Sociale, qui fonde la redistribution. Or, aujourd’hui, ce voile se déchire.

Comment tirer un profit individuel et collectif de ces outils numériques tout en préservant les acquis de plusieurs générations de droits et libertés ?

La société devient plus transparente et moins homogène du fait de la collecte de données individuelles et d’analyses comportementales et « prédictives » toujours plus sophistiquées dans tous les domaines. L’actualité dans le domaine de la santé doit nous faire prendre conscience de la nécessité de repenser les liens qui nous unissent dans le cadre du contrat social. Au fur et à mesure que le voile se déchire, resterons-nous solidaires de la même façon si nous savons que certains courent des risques énormes, et d’autres pas ? L’« accompagnement » numérique de nos existences tend inéluctablement à restreindre le champ des possibles en termes de capacités d’action individuelle en encadrant nos choix lorsque les nudges rencontrent l’analyse prédictive fondée sur la collecte de données massives. Face à ces nouveaux défis, la solidarité est une valeur à l’épreuve. Elle est confrontée à la promesse de solutions de plus en plus individualisées pour répondre aux risques sociaux et sanitaires, lesquelles solutions, se prévalant de leur neutralité apparente pour venir en soutien efficace de politique publiques imaginant pouvoir bénéficier de ce présupposé de neutralité, sapent, en réalité, les logiques de solidarités collectives alors même qu’elles n’ont peut-être jamais été aussi essentielles pour préserver le contrat social.

Les « politiques publiques » basées sur l’usage des données massives et des nudges omettent, dans les circonstances actuelles, de réfléchir suffisamment profondément à ce qui constitue « une intervention non-arbitraire ». Cela est encore plus vrai des nudges que des données massives, dans la mesure où ils paraissent spontanément neutres et non-intrusifs. En réalité ils tendent à modifier et à occulter les normes qui sous-tendent notre conception de la sphère publique, et d’autant plus fortement qu’ils sont associés à la collecte d’informations privées. Il nous paraît donc urgent de réaffirmer les fondements juridiques du contrat social pour éviter que, à la faveur de la crise actuelle, le prédictif ne devienne définitivement prescriptif.

 

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