Par Yves Mayaud, Professeur émérite à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas

Bernard Tapie n’est plus. Adulé ou vilipendé, le personnage a quitté la scène de la vie. Il n’a guère connu de repos sur cette terre, son goût de l’aventure l’ayant entraîné dans un mouvement perpétuel, avec des phases d’ascension extraordinaire, mais aussi des chutes vertigineuses. On a justement souligné qu’il avait tout fait, tout vécu, et que rien ne manquait à son palmarès impressionnant : la gloire et les honneurs, mais aussi la prison et le déshonneur ! Bernard Tapie ? Un équilibriste audacieux, qui a payé fort cher certains de ses numéros…

Nous rebondissons ainsi sur les procès retentissants associés à son nom, pour quelques-uns toujours en cours, mais qui ne connaîtront pas tous le même aboutissement. La mort n’est pas traitée uniformément d’une procédure à une autre, le droit en percevant différemment les effets selon que le contentieux engage la personne du défunt, ou seulement des intérêts matériels ou financiers pouvant en être séparés : objet d’une rupture dans le premier cas, elle est sans incidence dans le second, ce qui fait toute la différence entre le droit pénal et le droit civil.

Quel est l’effet du décès de la personne poursuivie sur le sort des poursuites la concernant ?

« Nul n’est responsable pénalement que de son propre fait », tel est le principe énoncé à l’article 121-1 du Code pénal. Un principe qui s’inscrit dans une longue tradition, tant il est vrai que la responsabilité pénale, pour engager la répression et ses contraintes, se doit de peser seulement sur celles ou ceux qui sont à l’origine de l’infraction. Il n’en est pas comme de la responsabilité civile, où l’enjeu est différent, s’agissant de réparer des dommages, cet objectif indemnitaire étant compatible avec des systèmes de responsabilité dissociée de toute action personnelle. Le droit criminel répond à une autre finalité, qui lui interdit de reproduire le modèle civil, et c’est précisément ce que traduit le Code pénal en consacrant le principe de personnalité.

La manifestation la plus directe est relative au décès de la personne poursuivie. L’article 6 du code de procédure pénale est en ce sens, qui érige explicitement la mort du prévenu en cause d’extinction de l’action publique, au même titre que la prescription, l’amnistie, l’abrogation de la loi pénale et la chose jugée. La procédure s’arrête donc définitivement, sans qu’il soit possible d’en prolonger l’exercice contre les héritiers ou les ayants droit du défunt.

Bernard Tapie était soupçonné d’avoir « manipulé » un arbitrage intervenu en 2008, au titre duquel lui furent adjugés 403 millions d’euros, afin de solder un ancien litige avec le Crédit Lyonnais, en lien avec la vente d’Adidas dans les années 1990. Il avait à répondre d’une escroquerie en bande organisée et d’un détournement de fonds publics, poursuites qu’il partageait avec cinq autres prévenus. Le tribunal correctionnel de Paris a prononcé une relaxe générale le 9 juillet 2019. Mais le ministère public ayant fait appel, le procès a été relancé devant la cour d’appel de Paris en octobre 2020, et c’est finalement sur un réquisitoire du 2 juin 2021 que Bernard Tapie attendait d’être fixé sur son sort, le parquet général, convaincu de sa culpabilité, ayant requis contre lui 5 ans d’emprisonnement avec sursis, 300 000 euros d’amende, et la confiscation des biens saisis. Parce que son décès met fin au procès, la cour d’appel est privée de toute compétence pour se prononcer sur sa responsabilité.

C’est dire qu’on ne connaîtra jamais la vérité ! Cette « vérité judiciaire » qui s’attache à la chose jugée, qu’elle soit de relaxe ou de condamnation, et qui eût pu être soumise à débat jusque devant la Cour de cassation, voire devant la Cour européenne des droits de l’homme. On peut comprendre que cette situation soit ressentie comme une « frustration » par les parties civiles, mais aussi par sa famille, tant il s’est battu pour défendre son honneur, et tant il avait l’espoir de l’emporter sur ses accusateurs.

Quel est l’effet du décès de la personne poursuivie sur le sort des poursuites concernant les co-accusés ?

La situation des « co-accusés », ou coauteurs, du défunt est le résultat d’une double considération.

Les coauteurs ne sauraient être tenus pour responsables des faits imputés au défunt. Le caractère personnel de la responsabilité pénale interdit de rejeter sur eux les reproches qui pesaient sur le prévenu disparu, et ils n’ont donc pas à répondre, malgré les liens de la coaction, des chefs de poursuites objet des préventions qui lui étaient propres. Le contraire reviendrait à en faire des responsables du fait d’autrui, et donc à ne plus respecter la dimension personnelle des poursuites pénales.

Mais les coauteurs restent responsables de leur fait personnel. Ils continuent à répondre des manquements qu’ils ont commis. Il n’est pas d’extinction de l’action publique pour eux. Le procès pénal peut continuer, malgré le décès de l’un d’eux. Les coauteurs sont des auteurs à égalité, qui participent personnellement, et avec la même intensité, à tout ce qui constitue l’infraction, et ils en partagent le résultat. Cette égalité, toutefois, n’est pas synonyme d’uniformité, qui ferait que la responsabilité de l’un entraînerait celle de l’autre, sur le principe d’une indivisibilité des différents agissements entre eux. Il n’en est rien : chacun reste responsable de ce qu’il a réalisé en propre, et il appartient à la juridiction de jugement de démontrer la part individuelle lui revenant dans l’ensemble ainsi constitué par la co-activité.

Bernard Tapie, nous l’avons dit, n’était pas seul en cause dans les poursuites diligentées contre lui. Étaient également concernés : son avocat et conseiller « historique », Maître Maurice Lantourne ; M. Stéphane Richard, actuel président-directeur général d’Orange, à l’époque directeur de cabinet de Christine Lagarde, et M. Pierre Estoup, ancien magistrat, arbitre dans le cadre du litige Adidas ; enfin deux hauts fonctionnaires. La formation correctionnelle de la cour d’appel de Paris demeure compétente pour les juger. La décision a d’ailleurs été reportée au 24 novembre prochain… Certes, la disparition de la figure centrale du procès ne pourra que peser sur l’approche des faits, mais ce n’est là qu’une incidence soumise à la souveraineté des magistrats, qui n’enlève rien, ni au principe de la continuité des poursuites, ni à celui de la responsabilité personnelle. Les arrêts en attente ne seront d’ailleurs pas faciles à rédiger, qui ne devront rien laisser transparaître de la situation de Bernard Tapie : l’action publique le concernant est définitivement éteinte, ce qui interdit la moindre allusion, directe ou indirecte, à une responsabilité ou à un défaut de responsabilité le concernant.

Quel est l’effet du décès de la personne poursuivie sur les actions civiles ?

Contrairement au procès pénal, les intérêts civils ne sont pas affectés par la mort de la personne poursuivie. Deux situations en rendent compte :

Une première hypothèse est liée aux prétentions civiles telles qu’elles ont été soutenues accessoirement à l’action publique. Il est de jurisprudence que, si le procès pénal s’éteint par le décès du prévenu, la juridiction répressive reste toutefois compétente pour prononcer sur l’action civile, à condition qu’une décision sur le fond concernant l’action publique ait été rendue au moment du décès, par exemple lorsque celui-ci survient en cours d’instance devant la juridiction d’appel (Crim. 15 juin 1977, n° 76-91.679, Bull. crim. n° 221).

C’est le cas pour Bernard Tapie, puisqu’un jugement de relaxe a été rendu le 9 juillet 2019 par le tribunal correctionnel, avec pour conséquence théorique de maintenir la compétence de la cour d’appel de Paris sur les intérêts des parties civiles, à savoir l’État et le consortium CDR (Consortium de réalisation) gérant le passif du Crédit Lyonnais. Mais il est une importante réserve, déjà évoquée, à savoir que la considération de ces intérêts ne doit pas se solder par une reconnaissance de culpabilité post-mortem(CEDH, 5e section, 12 avr. 2012, n° 18851/07, Lagardère c France).

Quant à la seconde hypothèse, elle est relative à tous les autres contentieux civils dissociés de l’action publique. Ils ont naturellement vocation à aller jusqu’à leur terme.

En lien avec Bernard Tapie, sont notamment en cause les procédures de liquidation judiciaire des sociétés dont l’homme d’affaires avait le contrôle, qui sont directement impactées par la prétention au remboursement des 403 millions d’euros attribués en exécution de la décision d’arbitrage, outre les intérêts moratoires, cette décision ayant été reconnue et déclarée « frauduleuse » par la Cour de cassation (Civ. 1re, 30 juin 2016, n° 15-13.755, 15-13.904 et 15-14.145, Bull. civ. I, n° 151). Est également concerné un pourvoi portant sur l’évaluation et le montant exact du passif de Bernard Tapie. Enfin est visée une procédure européenne, Bernard Tapie ayant obtenu du tribunal de commerce de Paris, le 17 mai 2021, que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) soit saisie de plusieurs questions préjudicielles, afin d’examiner la légalité de la vente d’Adidas par le Crédit Lyonnais.

On le voit, le marathon judiciaire est loin d’être terminé. Bernard Tapie laisse un lourd héritage, non seulement pour les siens, mais aussi pour la justice, qui, faute de pouvoir juger l’homme, demeure compétente pour juger ses actes et leurs conséquences civiles.

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