Par Julian Fernandez, professeur de droit public à l’Université Paris-Panthéon-Assas, aujourd’hui en détachement à l’Université Galatasaray

Dix jours après le début de la riposte d’Israël à Gaza en réponse aux attaques du Hamas contre l’État hébreu, le chef des Nations unies Antonio Guterres a appelé ce dimanche le Hamas à libérer tous les otages et Israël à autoriser l’entrée de l’aide humanitaire dans la bande de Gaza, avertissant que le Moyen-Orient était « au bord de l’abîme ».

Cinquante ans après le début de la guerre du Kippour, la branche armée du Hamas a revendiqué une série d’attaques terroristes menées sur le territoire israélien (opération « Déluge d’Al-Aqsa »). L’assaut lancé par les Brigades Al-Qassam le 7 octobre apparaît sans précédent au regard des moyens engagés et des victimes qu’il a engendrées – plus d’un millier de morts, en majorité civils (dont au moins 19 Français). Jamais Israël n’avait été ainsi frappé. L’attaque aura sans nul doute des effets majeurs sur la politique intérieure du pays, sur les rapports avec l’Autorité palestinienne, sur la normalisation engagée avec nombre d’États arabes dans cette quête d’un « nouveau Moyen-Orient ». Mais, au vu de la réaction israélienne (opération « Glaives de fer »), chacun redoute dans l’immédiat une escalade, qu’elle soit « horizontale », avec l’implication d’autres acteurs régionaux, ou « verticale », avec une augmentation de l’intensité des hostilités – et des crimes de guerre. Dans ce contexte, le multilatéralisme et la sécurité collective peuvent-ils encore être utilement mobilisés ? Quid, en particulier, de l’intervention de l’Organisation des Nations Unies pour rétablir la paix et la sécurité ?

Sur quel fondement l’Organisation des Nations Unies s’est-elle saisie de l’attaque et de ses conséquences ? 

Pour reprendre les termes mêmes de la déclaration adoptée à l’occasion du 75e anniversaire de la Charte des Nations Unies, « |i]l n’existe pas d’autre organisation mondiale qui ait la légitimité, la puissance de rassemblement et le pouvoir normatif de l’Organisation des Nations Unies ». En l’espèce, l’article 1 § 1 de cet instrument affirme que le but des Nations Unies est de « maintenir la paix et la sécurité internationales et à cette fin : prendre des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d’écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix ». Le Conseil de sécurité dispose en pratique de toute liberté dans la constatation d’une menace à la paix et dans la nature des mesures qu’il juge nécessaires d’ordonner pour y répondre (articles 39 à 42, article 103). L’ONU, qui rassemble 193 États parties (dont Israël) et qui reconnaît depuis 2012 à la Palestine un statut d’ « État non membre observateur », est donc parfaitement habilitée à prendre toute une série d’actes contraignants si elle estime que la situation l’exige.

Le conflit israélo-palestinien est d’ailleurs à l’ordre du jour du Conseil depuis 1948 et plus d’une centaine de résolutions y ont été votées au fil du temps. L’Assemblée générale adopte pour sa part une quinzaine de textes chaque année sur la situation. Nombre de négociations ont également été conduites sous les auspices des Nations Unies à l’image de la « feuille de route » visant à concrétiser la vision de deux États, Israël et la Palestine, vivant côte à côte dans la paix et la sécurité, telle qu’affirmée par le Conseil dans sa résolution 1397 (2002). Le terrain est donc plus que familier. La question du terrorisme tout autant. Le Conseil de sécurité considère de longue date qu’il est nécessaire que la « communauté internationale y réagisse de manière efficace ». Et, depuis le 11 Septembre, il a multiplié les résolutions pour prévenir et réprimer le terrorisme, « une des menaces les plus graves contre la paix et la sécurité ». Chacun comprend alors qu’il était en l’espèce attendu et bien-fondé que l’Organisation se saisisse des attaques lancées par le Hamas et de ce nouvel épisode de violence entre Israël et la Palestine.

Quelles sont les marges de manœuvre de l’Organisation des Nations Unies pour mettre un terme aux opérations militaires engagées et rétablir la paix ?

La puissance de l’organisation dépend avant tout de la capacité de ses membres forts à s’entendre. Elle n’est sinon que le miroir de leurs divisions et les privilèges catégoriels reconnus à la Chine, aux Etats-Unis, à la France, au Royaume-Uni et à la Russie au sein du Conseil de sécurité – siéger en permanence et disposer d’un « droit de veto » – deviennent alors autant de capacités d’empêcher de faire lorsque ces puissances sont désunies. Or il est peu de sujets aussi clivants que le conflit israélo-palestinien. Près d’un projet de résolution sur cinq ayant fait l’objet d’un veto au Conseil de sécurité concernait la situation en Palestine ou dans les « territoires arabes occupés ». Difficile à présent de découpler les attaques terroristes de la situation plus globale et de la riposte israélienne. Les Etats-Unis, en particulier, s’opposent systématiquement à des mesures trop contraignantes pour leur proche allié régional et entendent préserver le droit d’Israël « à se défendre » comme il l’entend. Dans ces conditions, il n’est guère raisonnable d’attendre de l’ONU une action résolue et décisive sur le terrain. Au demeurant, certaines puissances comme la Russie ou la Chine entendent tirer de ces blocages une sorte de rente car la dégradation de la situation au Moyen-Orient pourrait contribuer à disperser les efforts du terrain ukrainien et souligner en creux le « double standard » des Occidentaux lorsque des crimes sont commis par leurs alliés.

Depuis le 7 octobre, le Conseil de sécurité est ainsi et sans surprise paralysé et il n’a pas même été possible d’adopter une simple position commune. L’Assemblée générale pourrait bien sûr prendre le relais si un membre permanent empêchait l’adoption d’une résolution au Conseil de sécurité mais ses décisions n’auraient pas la même portée. Il n’est de toute façon pas certain qu’un compromis soit aisé à trouver au regard des fractures observées dans les réactions à l’attaque du Hamas et à la riposte d’Israël. Faut-il a minima espérer l’envoi prochain d’une opération de maintien de la paix ? Rien n’est moins sûr. Quels hommes et quels avions pour constituer une force de paix agissant au nom des « Nations Unies » et s’interposer entre les belligérants ? Au-delà des obstacles matériels ou opérationnels, envoyer des « casques bleus » suppose que les parties impliquées y consentent. Aujourd’hui, hélas, c’est la volonté d’en découdre qui domine.

Faut-il alors se résoudre à l’inaction des Nations Unies ?

L’impuissance du Conseil de sécurité à rétablir la paix et la sécurité à ce stade ne doit pas masquer le rôle essentiel de l’ONU dans l’ombre de la guerre pour essayer d’en contenir les effets. On songe aux actions de plaidoyers et aux actions de protection des civils. En premier lieu, plusieurs figures de l’ONU, du Secrétaire général au Haut-Commissaire aux droits de l’homme, ont appelé les belligérants au respect du droit humanitaire. Dans le même temps, les offices et missions engagées sur place tentent à leur échelle d’œuvrer à la désescalade. La simple présence sur le terrain peut avoir un rôle dissuasif, du moins faut-il l’espérer. On pense par exemple au rôle du Coordonnateur spécial des Nations Unies pour le processus de paix au Moyen-Orient (UNSCO), à l’Organisation des Nations Unies pour la surveillance de la Trêve (ONUST) ou à la Force intérimaire des Nations Unies au Liban qui tentent de maintenir un canal de discussion avec les parties pour éviter une conflagration régionale – parfois en étant eux-mêmes menacés. En second lieu, et alors que la présidence brésilienne du Conseil travaille à une résolution sur un cessez-le-feu humanitaire, l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA en anglais) est en première ligne pour apporter son assistance au million de Palestiniens déjà déplacés depuis le 7 octobre. Nombre d’entre eux se trouvent dans des écoles ou installations gérées par l’Office et le personnel onusien encore présent à leur côté y risque tous les jours sa vie. En lien avec le Programme alimentaire mondial ou le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires, l’UNRWA tente de répondre aux besoins en soins, en nourriture, en eau, en carburant et en électricité. L’Office collabore également avec l’Organisation mondiale de la Santé pour mettre en place un couloir humanitaire afin d’acheminer des fournitures essentielles à Gaza.

A plus long terme, d’autres interventions des Nations Unies pourraient s’avérer précieuses pour faire la lumière sur les événements et les responsabilités de chacun. On peut ainsi envisager qu’une nouvelle commission d’enquête soit mandatée par l’ONU, par son Secrétaire général ou un autre organe, à l’image de celle créée à la suite de l’opération « Plomb durci » (2008-2009) par le Conseil des droits de l’homme. Les conclusions seraient susceptibles d’appuyer l’enquête en cours devant la Cour pénale internationale – un accord de coopération entre la CPI et l’ONU existant depuis 2004. Il faudra aussi rester attentif à l’avis consultatif demandé à la Cour internationale de Justice par l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre dernier. Il y sera notamment question de la légalité de l’occupation israélienne prolongée qui a commencé en 1967 et ses implications pour les États membres. Rien n’interdit non plus d’espérer qu’à la suite du chaos actuel les Nations Unies, et le Conseil de sécurité en particulier, reviennent au centre des efforts diplomatiques pour enfin sortir de cette phase critique, comme cela avait été le cas en août 2006 pour mettre fin aux hostilités entre le Hezbollah et Israël au Liban.