Par Mathieu Maisonneuve – Professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille – Membre du Tribunal arbitral du sport

Madame Caster Semenya est une célèbre athlète sud-africaine. Elle l’est désormais autant pour ses exploits sportifs (elle est triple championne du monde et double championne olympique du 800 mètres) que pour le combat judiciaire qu’elle mène contre les règles restreignant la participation des athlètes intersexes dans les compétitions féminines. Les personnes intersexes (à ne pas confondre avec les personnes transgenres) sont des personnes nées avec des caractères sexuels (génitaux, gonadiques ou chromosomiques) qui ne correspondent pas aux définitions binaires types des corps masculins ou féminins. Au motif que certaines d’entre elles disposeraient d’un avantage prétendument insurmontable en raison de leur hyperandrogénie, de nombreuses fédérations sportives internationales exigent des athlètes concernées qu’elles abaissent leur taux de testostérone pour être autorisées à concourir avec les autres femmes. Après avoir échoué en 2019 à obtenir du Tribunal arbitral du sport (TAS) l’annulation du règlement de World Athletics sur les athlètes présentant des différences du développement sexuel (DSD), puis n’être pas parvenue en août 2020 à faire annuler par le Tribunal fédéral suisse la sentence rendue, Caster Semenya a réussi à faire condamner la Suisse par la Cour européenne de droits de l’homme (CEDH) le 11 juillet 2023. L’arrêt rendu à une majorité de 4 voix contre 3 a eu un retentissement certain dans le monde du sport et même au-delà.

Pourquoi est-ce la Suisse qui a été condamnée dans cette affaire et pour quoi l’a-t-elle été ?

Le lien entre l’affaire « Semenya » et la Suisse est de nature juridictionnelle. Le TAS a en effet son siège à Lausanne et c’est en conséquence le Tribunal fédéral suisse qui a seul compétence pour connaître de la validité des sentences rendues sous son égide. C’est ce qui justifie la compétence ratione personae de la Cour à l’égard de la Suisse. Ce n’est pas nouveau (v. arrêt du 2 octobre Mutu et Pechstein c. Suisse et décision du 5 mars 2020 Platini c/ Suisse). Que l’origine du litige concerne ici, à la différence des affaires précitées, une décision sportive n’émanant pas d’une fédération ayant son siège en Suisse (World Athletics a son siège à Monaco), et que la requérante soit une ressortissante sud-africaine résidant en Afrique-du-Sud, n’y change rien. Compte tenu du rôle central que joue le TAS dans le contentieux sportif international, cela revient en pratique à potentiellement permettre à la CEDH de se prononcer en ultime recours sur toutes les affaires du sport mondial, ce que la Cour justifie notamment par le fait que l’arbitrage TAS est un arbitrage forcé (§111).

Les raisons qui fondent la compétence ratione personae de la CEDH à l’égard de la Suisse dans cette affaire expliquent qu’elle n’avait pas ratione materiae compétence pour se prononcer directement sur la légalité du règlement litigieux, même si, indirectement, elle ne s’en prive pas. Juridiquement au moins, sa compétence matérielle était limitée à la question de savoir si Madame Semenya avait bénéficié en Suisse de garanties institutionnelles et procédurales suffisantes pour faire valoir de manière effective les « griefs bien étayés et crédibles » (§§201 et 235) tirés de la violation de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH) qu’elle invoquait. C’est à cette question que la Cour a apporté une réponse négative. Selon elle, dès lors que le TAS n’avait pas formellement fait application de la Convention et avait même laissé planer des doutes qu’elle qualifie de « considérables » (§200) sur la validité du règlement, le Tribunal fédéral suisse aurait dû exercer un contrôle plus « approfondi » (§201) de la sentence, et non se contenter du contrôle très restreint au fond qu’il exerce traditionnellement sur les sentences arbitrales internationales.

Pour la violation de quels articles de la Convention européenne des droits de l’homme la Suisse a-t-elle été condamnée ?

Elle l’a principalement été pour une violation de l’article 14 (interdiction de discrimination) combinée à une violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée). Que le règlement à l’origine du litige, qui restreint le droit des femmes intersexes à participer aux compétitions féminines d’athlétisme avec les autres femmes, soit discriminatoire, au sens qu’il institue une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues (§§160-162), ne faisait guère de doute (§§157-159). Que le règlement en cause mette en jeu des droits susceptibles de tomber sous l’empire de l’article 8 n’en faisait guère plus (§§121-127).

Toute la question était de savoir si cette discrimination et les atteintes au droit à la vie privée en résultant reposaient sur une justification objective et raisonnable. C’est sur cette question que la CEDH estime que le contrôle du TAS, mais aussi et surtout du Tribunal fédéral suisse, n’ont pas été suffisants (dans le même sens, v. notre chronique de jurisprudence arbitrale en matière sportive). Selon elle, le contrôle du Tribunal fédéral aurait dû être plus « approfondi » (§184) notamment sur la nécessité de la discrimination instituée. Est-il scientifiquement prouvé que les athlètes intersexes disposeraient d’un avantage physique tel sur les autres femmes que cela nécessiterait de conditionner leur participation aux compétitions féminines à un abaissement de leur taux de testostérone ? Il y a sur ce point des « doutes » rappelle la CEDH (§§179-184).

Toujours selon elle, le contrôle du Tribunal fédéral aurait également dû être plus « approfondi » (§190) sur la proportionnalité de la discrimination instituée en procédant à une pesée plus fine des intérêts en présence. Sur ce point, il est en particulier reproché au Tribunal d’être parti du principe que le règlement contesté offrait un véritable choix aux athlètes intersexes alors qu’il les place en réalité devant un dilemme dont chaque alternative, en tout cas pour les athlètes de haut niveau, constitue un renoncement à certains droits garantis par l’article 8 de la Convention : soit renoncer à exercer leur profession ; soit se soumettre, sans but thérapeutique, à un traitement médicamenteux susceptible de porter atteinte à leur intégrité physique et psychique (§187). Il lui est aussi clairement reproché de ne pas avoir suffisamment pris en considération l’argument des effets secondaires liés à l’utilisation de contraceptifs oraux, et même de les avoir minimisés (§188).

Pour les mêmes raisons, la Cour a également condamné la Suisse pour la violation de l’article 13 de la Convention (droit à un recours effectif), dans la mesure où le recours ouvert devant son Tribunal fédéral n’a pas permis à Mme Semenya de faire effectivement valoir ses griefs tirés de la violation des articles 14 et 8 (§§234-240). En revanche, la Cour n’a pas condamné la Suisse pour violation de l’article 3 de la Convention (interdiction de la torture et peines ou traitements inhumains ou dégradants). Si la Cour a estimé que les effets humiliants et stigmatisants du règlement n’atteignaient pas en eux-mêmes le seuil de gravité requis, elle n’en a toutefois pas moins considéré que les examens et traitements médicaux forcés impliqués par ce règlement pouvaient constituer une atteinte à la dignité susceptible de tomber sous le coup de l’article 3, sans que cela ne produise d’effet en l’espèce dans la mesure où Mme Semenya avait refusé de se soumettre au règlement contesté et n’avait donc pas eu à subir de tels examens et traitements.

Quelles sont les conséquences de cette condamnation sur la situation de Caster Semenya ?

À ce jour, sa situation n’a pas concrètement changé. La CEDH n’a pas annulé l’arrêt du Tribunal fédéral suisse ayant validé la sentence rendue par TAS dans son affaire, et encore moins cette sentence elle-même ou le règlement litigieux. Elle n’en avait évidemment pas le pouvoir. Dans la mesure où World Athletics n’a apparemment pas l’intention d’abroger ou de modifier son règlement sur les athlètes intersexes (v. communiqué de presse), elle ne peut toujours pas participer à des compétitions internationales d’athlétisme, non seulement dans ses épreuves de prédilection, mais même désormais au-delà : le règlement de mai 2019 qu’elle contestait a en effet été remplacé par un autre en mars 2023 qui élargit à toutes les épreuves d’athlétisme les conditions de participation particulières imposées aux athlètes intersexes.

À l’avenir, la situation de Caster Semenya et des autres athlètes intersexes pourraient néanmoins évoluer. À défaut d’avoir gagné le droit de participer à des compétitions internationales, Mme Semenya pourrait en effet gagner le droit à ce que sa cause soit réexaminée. Le droit suisse (art. 122 LTF) permet en effet demander la révision d’un arrêt du Tribunal fédéral en cas de violation de la Conv. EDH constaté par un arrêt définitif de la CEDH. Il faudra toutefois attendre qu’il le devienne ou qu’il soit confirmé par la Grande chambre de la CEDH avant d’espérer que le Tribunal fédéral suisse, acceptant de mettre en œuvre le contrôle plus approfondi exigé par la CEDH, annule peut-être cette fois la sentence du TAS. La légalité du règlement de World Athletics sur les athlètes intersexes serait alors rejugée par un nouveau panel du TAS. Il n’y a toutefois aucune garantie, que même en mettant en œuvre de nouveaux standards de contrôle, le règlement soit cette fois invalidé. Autant dire que l’affaire est encore loin d’être gagnée. Le seul (mince) espoir pour Caster Semenya de pouvoir participer aux Jeux olympiques de Paris passe sans doute, même à supposer que l’arrêt rendu produise l’effet domino espéré, par l’octroi de mesures conservatoires.

L’arrêt a-t-il une portée dépassant le cas de Caster Semenya et des autres athlètes intersexes ?

C’est la grande question. De la même façon que l’arrêt Bosman de la CJUE symbolise la soumission de la lex sportiva au droit de l’Union européenne, l’arrêt Semenya de la CEDH mérite-t-il d’être analysé comme impliquant sa soumission, via le TAS et le Tribunal fédéral suisse, au droit de la Conv. EDH ?

La logique qui semble irriguer l’arrêt peut le laisser penser. Au-delà de toute considération liée au cas d’espèce, la Cour paraît en effet considérer que, dans la mesure où, à la différence de l’arbitrage commercial, l’arbitrage TAS est un arbitrage forcé portant sur des litiges opposant des athlètes à des institutions incarnant la puissance sportive (qui ne sont pas sans rappeler ceux opposant les citoyens aux institutions incarnant la puissance publique), les athlètes détournés des juridictions étatiques doivent pouvoir bénéficier d’un niveau de protection juridictionnel de leurs droits garantis par la Conv. EDH similaire à celui dont ils auraient pu bénéficier s’il n’avait été privé de la possibilité de saisir une juridiction d’un État partie (§§177-178). C’est ce qui fondamentalement justifierait que le TAS doive tenir compte des dispositions de la Convention et de la jurisprudence de la Cour, que le Tribunal fédéral doive veiller à ce que les sentences du TAS ne méconnaissent pas la Convention, et que la CEDH ait finalement un droit regard relativement étendu sur les garanties institutionnelles et procédurales de protection des droits tirés de la Conv. EDH effectivement offertes aux parties par le TAS et le Tribunal fédéral. L’arrêt Mutu et Pechstein c. Suisse de 2018 imposait au TAS d’offrir les garanties d l’article 6§1 ; l’arrêt Semenya lui impose indirectement, sous le contrôle du Tribunal fédéral, de protéger les droits substantiels garantis par la Convention selon les standards de la Cour.

Certains éléments de l’arrêt peuvent toutefois éventuellement permettre d’en relativiser la portée. À plusieurs reprises, la Cour prend en effet soin de mettre en avant les particularités de l’affaire « Semenya ». Au cœur de celle-ci se trouve en effet une discrimination fondée sur le sexe. Or, rappelle la Cour, de telles discriminations, qui sont a priori suspectes, doivent être justifiées par « des raisons particulièrement solides et convaincantes » (§169). En outre, rappelle également la Cour, lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État pour apprécier si les droits tirés de la Convention ont été méconnus est réduite (§201). La Cour exigera-t-elle du Tribunal fédéral suisse un contrôle des sentences du TAS aussi approfondi que celui demandé en l’espèce dans des cas plus « ordinaires » de potentielles atteintes aux droits garantis par la Convention ? Il n’est pas certain que ce léger doute suffise à rassurer le Mouvement sportif sur le degré d’autonomie que la CEDH est prête à lui laisser dès que lors des droits fondamentaux sont en jeu.