Par Luc Mayaux, Professeur à l’Université Jean Moulin (Lyon III), Directeur de l’Institut des assurances de Lyon

Face à la crise du Coronavirus, la profession de l’assurance n’a pas su maintenir son unité. À grand renfort d’annonces, certains francs-tireurs ont promis le versement d’une « prime » à leurs assurés en pertes d’exploitation, allant – disent-ils – au-delà de leurs propres contrats. Il y aurait beaucoup à dire sur ces gestes prétendument désintéressés (https://www.argusdelassurance.com/juriscope/pertes-d-exploitation-le-contrat-d-assurance-dans-une-zone-de-turbulences-tribune.164341). Nous évoquerons ici leur qualification et les conséquences qui s’y attachent, étant entendu que celle ambiguë de « prime » est d’emblée à rejeter (car une prime n’est pas versée par un assureur mais par un assuré).

Acte unilatéral ou contrat ?

Certains ont évoqué un acte unilatéral créateur d’obligations. Outre qu’une telle analyse enfonce une porte ouverte (car il y a belle lurette que l’on admet qu’un acte unilatéral puisse avoir un effet obligationnel), elle est un peu courte. Sauf à croire en l’acte abstrait et à la magie qui s’y attache, il faut rechercher la cause de cet acte ou, maintenant que celle-ci a été bannie du Code civil, son but ou la contrepartie attendue, que ce soit dans la sphère du droit ou dans celle de la conscience. L’auteur de l’acte a-t-il voulu manifester une intention libérale, exécuter une obligation naturelle, accomplir un geste commercial, transiger ? En outre, il faut savoir si cet acte se suffit à lui-même (comme c’est le cas pour la – mal nommée – promesse d’exécuter une obligation naturelle, qui est un acte unilatéral et pas une promesse) ou s’il est le prélude à un contrat. En l’occurrence, c’est la seconde analyse qui est la bonne. Au vu de ce que nous savons, la prime « promise » ne sera octroyée à l’assuré que s’il donne son accord. On a affaire à une offre de contrat. À la question « acte unilatéral ou contrat », il faut répondre « acte unilatéral puis contrat ».

Don ou geste ?

S’agissant d’une personne morale, la figure du don, comme d’ailleurs celle de l’obligation naturelle, peine à convaincre. On sait depuis Ripert qu’une telle personne n’a ni morale ni conscience (au moins au sens où on l’entend pour une personne physique). Cela dit, ses dirigeants en sont dotés et l’on pourrait admettre que, par compassion pour ceux qui sont à découvert d’assurance, ils fassent au nom de leur entreprise une « promesse de don » (au sens où l’on entend l’expression pour le « téléthon »). Toutes proportions gardées (car le « don » se chiffre ici en centaines de millions d’euros) l’analyse pourrait s’appliquer à la contribution faite par la profession de l’assurance au fonds de solidarité des petites entreprises et travailleurs indépendants. Même si elle n’est pas entièrement désintéressée (car elle tend à restaurer l’image de marque de l’assurance), elle traduit une volonté de contribuer à l’effort de solidarité nationale ou, si l’on préfère, un devoir de conscience élargi à toute une profession. Mais la situation est différente ici puisque la « promesse » émane de certains assureurs et qu’elle vise leurs seuls assurés en pertes d’exploitation. Elle est plus intéressée, ce qui « tire » l’analyse vers le geste commercial. En soi, celui-ci n’a rien de critiquable. L’originalité est qu’étant « promis » à tous les assurés qui ont contracté avec l’entreprise considérée, il cesse d’être apprécié au cas par cas, ce qui l’élève au rang de « geste mutualiste ». Du même coup, un glissement s’opère. Ce n’est plus la situation de tel assuré (supposé digne de compassion) qui est centrale mais celle de tous ceux ayant conclu le même contrat. La bienveillance pour une personne s’efface derrière la compensation des carences prétendues d’une convention.

Quels rapports avec le contrat d’assurance ?

lls ne sont pas obligés. Le « geste mutualiste » pourrait être accompli en sus du contrat d’assurance dont l’exécution pourrait encore être demandée par l’assuré. Mais, tel n’est pas le cas en l’espèce où l’octroi du geste serait conditionné – paraît-il – à une renonciation de l’assuré à recourir contre son assureur. On a parlé de novation, ce qui est mal connaître la novation et le contrat d’assurance. Celle-ci suppose qu’il y ait une obligation à éteindre (C. civ., art. 1329). Or, en l’espèce, il ne peut s’agit de l’obligation de couverture du risque, dont l’extinction par l’effet de la novation mettrait purement et simplement fin au contrat. Et il ne peut s’agir non plus de l’obligation de règlement du sinistre qui, en l’occurrence, est censée ne pas exister (puisqu’il s’agit prétendument de pallier les carences du contrat). Ou alors, il faudrait entendre le terme de novation au sens où il est utilisé pour l’obligation naturelle, la « promesse » d’exécuter celle-ci la « novant » en obligation civile. Mais chacun sait qu’il ne s’agit pas alors d’une novation au sens technique du terme, mais plutôt d’une transformation, d’un passage de la morale au droit. Reste alors la qualification d’accord de règlement ou, s’il y a concessions réciproques, celle de transaction (qui, pour sa part, n’a pas d’effet novatoire). L’assureur estimait ne rien devoir au titre du contrat. L’assuré considérait au contraire que la garantie était due. Il y aurait concession de part et d’autre à s’entendre sur une somme forfaitaire constituée par le fameux « geste mutualiste ». Mais l’assuré l’a-t-il bien compris ? Cela n’est pas certain.

Quelles conséquences pour l’assuré ?

Elles ne sont guère réjouissantes. On distinguera deux hypothèses :

  • Si l’assuré n’accepte pas l’accord qui lui est proposé, on peut se demander s’il a tout de même droit au geste mutualiste. La réponse est positive si l’on considère qu’est en cause une promesse d’exécuter une obligation naturelle. Cette « promesse » étant en réalité un acte unilatéral à caractère autonome, il engage son auteur qui est tenu, par l’effet de la pseudo-novation évoquée précédemment, à une obligation civile. Mais on a vu que la qualification d’obligation naturelle était douteuse. Si l’on estime, au contraire, que l’on a affaire à une offre de contrat, celle-ci a certes des effets propres, indépendamment de son acceptation. Mais, il faut d’abord qu’elle soit précise, autrement dit qu’elle comprenne « les éléments essentiels du contrat envisagé » (C. civ., art. 1114, qui vise aussi bien l’offre faite à une personne déterminée que celle faite au public, comme ici). Eu égard à ses modalités simplifiées (l’offre est facilement déterminable, puisqu’elle ne dépend que du chiffre d’affaires de l’assuré), elle pourrait, en l’espèce, remplir cette condition. L’obstacle est plutôt que l’offre en tant que telle (c’est-à-dire indépendamment de son acceptation) n’engage pas à tout ce qui avait été promis par son auteur. C’est le sens de l’article 1116 du Code civil qui évoque l’hypothèse d’une rétractation par l’offrant avant l’expiration du délai fixé par lui ou d’un délai raisonnable. Cette rétractation n’oblige l’offrant qu’à des dommages et intérêts « sans l’obliger à compenser la perte des avantages attendus du contrat ». Or, si l’assureur, mécontent que l’assuré refuse de renoncer à son recours au titre du contrat d’assurance, revient sur son « geste mutualiste », il n’est pas sûr que cet assuré subisse un préjudice et donc ait droit à des dommages et intérêts. Ce serait le cas si le contrat d’assurance ne couvrait pas les pertes d’exploitation considérées. Mais, si la manière dont il est rédigé laisse à penser le contraire, ou si les clauses qui excluent la garantie risquent d’être éradiquées par un juge (pour n’être pas formelles et limitées), on peut douter que le retrait de l’offre soit source de préjudice (ou, à tout le moins, la réparation sera limitée à la chance perdue de profiter d’un geste d’un montant supérieur à l’avantage procuré par le contrat).
  • Si l’assuré accepte l’accord qui lui est proposé, sa situation risque d’être pire. Il aura certes droit au geste mutualiste mais, au moins si l’accord comporte une renonciation à recours, il aura perdu le bénéfice du contrat (sur l’effet abdicatif des accords de règlement, v. H. Plyer, La nature juridique des accords d’indemnisation : RGDA févr. 2016, n° 113b8, p. 74). Et, en présence d’une transaction, l’autorité de la chose jugée pourra même lui être opposée (C. civ., art. 2052). Il lui restera à critiquer cette transaction en se prétendant victime d’un dol ou d’une contrainte économique (laquelle est envisageable dans le contexte particulier de la crise, à la fois sanitaire et économique, que nous vivons). Encore faut-il que son consentement ait été réellement vicié (ce qui serait le cas s’il n’a pas compris qu’il renonçait à ses droits contractuels). Et il lui incombera de le prouver. On voit bien qu’il est plus difficile d’attaquer un accord de règlement que de demander directement le règlement (même si une action de groupe à cette fin n’est pas possible s’agissant d’un litige entre professionnels). Cela ne condamne pas tout geste mutualiste. Mais, il faut impérativement qu’il intervienne en complément du contrat d’assurance sans se substituer à lui. Un geste est quelque chose qui vient en plus, sans pouvoir être soupçonné de raboter ce qui est dû. L’addition plus que la soustraction. C’est la condition du véritable désintéressement.

Quels recours pour l’assureur ?

Quand l’assureur a accompli son geste, de quels recours dispose-t-il après paiement ? On n’envisagera que pour mémoire une action en répétition de l’indu contre l’assuré. En termes d’image de marque, elle serait désastreuse. Juridiquement, elle est d’ailleurs inconcevable. Un don est irrévocable (C. civ., art. 894), comme d’ailleurs tout contrat (C. civ., art. 1193), l’accord de règlement ou, à plus forte raison, la transaction ne faisant pas exception. Quant au paiement d’une obligation naturelle, il ne donne pas lieu à restitution, qu’elle ait été volontairement acquittée (art. 1302, al. 2) où qu’elle procède d’un engagement antérieur à caractère « novatoire ».

S’agissant du recours, personnel ou subrogatoire, contre un tiers (un fournisseur ou – pourquoi pas ? – l’État à supposer que le fait du prince puisse être critiqué), tout dépend de l’acte et du degré de désintéressement dont il témoigne. Un don véritable (à l’opposé du contrat de bienfaisance) est sans recours contre un tiers car, à défaut, son bénéficiaire serait privé de son propre recours, ce qui n’est guère charitable envers lui. Il devrait en aller de même pour une obligation naturelle (sauf à admettre qu’on puisse soulager sa conscience à moindre coût). Quant au geste commercial ou mutualiste, il faut tenir compte de la volonté de l’auteur de l’acte (l’assureur entend-il se faire consentir une subrogation conventionnelle ?), de la loi (la subrogation légale de l’article 1346 du Code civil est concevable, à défaut de celle de l’article L. 121-12 du Code des assurances), et du juge (qui accueillerait une action de in rem verso exercée à titre subsidiaire). C’est la spécificité du geste « commercial » : sans espoir de retour, mais avec espoir de recours. C’est aussi le signe d’un désintéressement qui, juridiquement autant que commercialement, reste relatif. Tout geste est un signe. Mais, quand il est commercial ou mutualiste, il n’atteint qu’une magnitude moyenne sur l’échelle de Richter des désintéressements !

 

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