Par Luc Mayaux, professeur à l’Université Jean Moulin (Lyon III), Directeur de l’Institut des assurances de Lyon

Alors que les effets du confinement s’avèrent désastreux pour l’économie française (et mondiale), des voix au sein des entreprises et de la classe politique s’élèvent pour que les assureurs les prennent en charge au titre de la garantie « perte d’exploitation » de leurs polices. Ce serait leur manière de contribuer à la solidarité nationale. L’idée est belle mais irréaliste. On passera sur l’aspect économique des choses : cette contribution à plusieurs milliards d’euros « plomberait » les comptes des compagnies au point d’entraîner leur défaillance (et, par « effet domino », celle de tout le secteur financier). Il n’y a, en effet, pas d’assurance sans réassurance et il est certain que la réassurance (qui a ses propres impératifs financiers et qui, au demeurant, est mondiale et n’a que faire des oukases de tel ou tel) ne suivrait pas l’assurance française sur ce terrain. Si le réassureur, se réfugiant derrière le traité qui le lie à son assureur, refuse de payer, c’est la fin de ce dernier.

Qu’est-ce qu’une perte et un dommage ?

Si l’on passe de l’économie au droit, l’argument des assureurs est qu’ils ne garantissent pas les pertes sans dommage. La question renvoie aux notions de dommage et de perte qui méritent d’être revues. Le dommage, c’est une lésion, une atteinte (à une personne ou à un bien : v. la summa divisio de la loi Badinter du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation), voire un changement d’état, une altération. La perte, c’est quelque chose en moins : par rapport à ce qu’on avait (elle englobe alors le vol) ou à ce qu’on attendait (elle s’étend alors au gain manqué : une perte d’exploitation c’est d’abord une perte de recettes). Mais ce dont on a été privé n’a pas été altéré. Il a disparu ou n’était pas au rendez-vous.

Quels liens entre dommage et perte ?

Comme on vient de le voir, la perte est conceptuellement autonome par rapport au dommage (contrairement, en droit de la responsabilité, au préjudice qui se définit comme la conséquence du dommage). Mais quels liens entretient-elle avec celui-ci en assurance ? Juridiquement, les articles L. 113-1 et L. 121-2 du Code des assurances, qui remontent à la loi du 13 juillet 1930, évoquent « les pertes et dommages » sans que l’on sache trop si, dans l’esprit du législateur de l’époque, les deux notions étaient ou non interchangeables. La doctrine est divisée. Certains estiment que les pertes renvoient aux assurances de choses (qui seraient des assurances de pertes) et les dommages aux assurances de responsabilité (qui seraient des assurances de dettes). D’autres, dont nous sommes, opposent la responsabilité, pour laquelle est en cause la réparation des dommages (ou, plus justement, des préjudices) et toutes les assurances (de choses et de responsabilité) qui ont en vue l’indemnisation des pertes. Le propre des assurances de responsabilité, par rapport aux assurances de choses, est seulement qu’elles remplissent une double fonction d’indemnisation de l’assuré et de réparation du dommage subi par la victime (double fonction que l’on retrouve dans l’action directe reconnue à cette dernière). Dans cette analyse, il ne peut y avoir d’assurance sans perte à couvrir mais, au moins pour les assurances de choses, il peut y avoir une assurance sans dommage à réparer.

Cela dit, l’hypothèse est rare. Même en assurances de choses, il y a toujours un lien entre perte et dommage qui peut être direct (par exemple la perte liée à la détérioration d’un bien industriel incendié) ou indirect (par exemple la perte d’exploitation liée à l’impossibilité pour l’entrepreneur d’utiliser ce même bien). Dans le premier cas, le dommage est constitutif de la perte : pour un assureur, garantir l’un c’est garantir l’autre. Dans le second cas, la perte (dite, dans le jargon des assureurs, « indirecte ») est consécutive au dommage. Sa couverture suppose alors une extension de garantie. Mais, très généralement, les contrats s’arrêtent là. Si l’entrepreneur n’a subi aucun dommage matériel (incendie, dégât des eaux, bris de machine…), mais a supporté des pertes pécuniaires, il n’est pas garanti. Les commerçants, qui tenaient une boutique de souvenirs proche de Notre-Dame de Paris, en savent quelque chose. Leurs locaux sont intacts mais, faute que leur assurance puisse jouer, leur trésorerie est restée à sec. A un degré infiniment supérieur, tel est le cas de toutes les entreprises (restaurateurs, commerces autres que de première nécessité) qui sont victimes du confinement.

Pourquoi lier la perte au dommage ?

Cette frilosité des assureurs à garantir les pertes sans dommages s’explique par quelques raisons de bon sens. Elles tiennent d’abord à la difficulté de déterminer avec précision l’événement générateur, ce qui est nécessaire pour que le risque couvert soit réellement incertain. Les pertes liées à l’incendie d’un bâtiment voisin (pour revenir à l’exemple de Notre-Dame de Paris) ou à une épidémie remplissent cette condition, mais sûrement pas les pertes causées par une mauvaise gestion de la part de l’entrepreneur. En toute hypothèse, la police ne pourrait donc qu’être « à périls dénommés ». Une autre raison, plus morale, est qu’en l’absence de dommage (qui est un élément tangible), les faux sinistres risquent d’être plus nombreux. Une politique attentive de sélection des risques et de suivi des sinistres pourrait y remédier. La troisième raison est pécuniaire : comme on le voit avec la crise du Coronavirus, les sommes en jeu donnent le vertige, ce qui justifie un plafonnement qui serait nécessairement déceptif pour les assurés. La quatrième raison enfin est liée à la difficulté d’évaluer le sinistre dès lors que l’activité peut reprendre très vite (bien plus en tout cas que dans l’hypothèse où le local de l’assuré serait incendié) avec un rebond possible effaçant tout ou partie des pertes antérieures. Toutes ces considérations expliquent une réticence à garantir les pertes sans dommages, sans comme on l’a vu qu’elles s’y opposent absolument. Que ce soit sur un plan juridique ou économique, des garanties limitées sont donc envisageables, mais seulement pour l’avenir et pour des montants qui resteront limités.

La loi du contrat

Pour le présent, alors que, dans l’immense majorité des cas, aucune garantie des pertes d’exploitation sans dommage n’a été délivrée et donc qu’aucune prime n’a été encaissée pour la couvrir, on comprend les réticences du secteur de l’assurance à indemniser ce que contractuellement il n’est pas tenu de faire et donc à aller plus loin que les mesures pour contribuer à l’effort de solidarité annoncées le 23 mars 2020 (www.ffa-assurance.fr). Outre les contraintes économiques qui pèsent sur ce secteur, il faut bien comprendre que n’est pas ici en cause la simple mise à l’écart d’une exclusion ou d’un délai, mais l’introduction a posteriori d’une garantie bouleversant complètement l’équilibre contractuel (v. la proposition de Mme la sénatrice Sylvie Robert, Ouest France, 31 mars 2020). Or, l’assurance repose sur le contrat. Il est à la fois son outil et sa limite. C’est trop lui prêter que de penser, au prix d’un « forçage législatif », qu’il peut contribuer à résoudre la crise actuelle.

 

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