Par Estelle Fohrer-Dedeurwaerder, maître de conférences à l’Université Toulouse 1 Capitole, Responsable du double-diplôme franco-russe

L’opposant au régime politique de Vladimir Poutine Alexeï Navalny, qui revenait sur le sol russe pour la première fois depuis son hospitalisation en Allemagne pour empoisonnement, était attendu à l’aéroport par les autorités, premier acte dans l’engrenage judiciaire ayant conduit à son incarcération pour plus de deux ans.

Pourquoi Alexeï Navalny a-t-il été condamné à trois ans et demi de prison ferme ?

Il s’agit en réalité de la révocation d’un sursis. Alexeï Navalny avait en effet été condamné en 2014 à une peine de trois ans et demi de prison avec sursis, dont le contrôle judiciaire devait s’éteindre fin 2020. C’est en raison de sa transgression répétée, avant et après l’épisode de l’empoisonnement, qu’Alexeï Navalny a été placé en détention provisoire à son retour à Moscou en janvier dernier, puis que son sursis a été révoqué.

Il faut donc remonter aux origines de la condamnation d’Alexeï Navalny, qui a d’abord été un homme d’affaires avant de s’engager en politique. En 2007, il a acquis une société chypriote qui en a créé une autre en Russie, la société Glavpodpiska (GPA), au cœur des faits qui lui sont reprochés : son frère Oleg, alors haut fonctionnaire à la poste, avait conseillé à la société Yves Rocher Vostok de faire appel à cette société – en passant sous silence son statut d’associé – pour l’acheminement de ses colis après que la poste l’eût informée qu’elle mettait fin à ce service. GPA a cependant sous-traité ses prestations, comme elle l’a fait pour celles offertes à une autre société russe, MPK.

À l’occasion d’une enquête diligentée 4 ans plus tard, Yves Rocher Vostok a dit avoir été trompée par Oleg Navalny pour l’inciter à conclure ce contrat et avoir été privée du choix de son contractant. Elle a alors déclaré avoir subi un préjudice, ce qu’elle maintient aujourd’hui [1]. Les poursuites contre les frères Navalny ont abouti à leur condamnation fin 2014 pour « fraude » au détriment de la filiale russe du groupe Yves Rocher et de MPK, ainsi que pour blanchiment du produit de transactions illégales. Précisément, le tribunal a estimé qu’ils avaient créé une « fausse société » pour l’utiliser comme intermédiaire afin d’offrir des services aux tiers et que, profitant d’informations privilégiées, Oleg Navalny avait convaincu les sociétés Yves Rocher Vostok et MPK de recourir à GPA en les induisant en erreur sur sa politique tarifaire. Il a aussi retenu que la marge réalisée par GPA constituait une forme de vol et que son utilisation, notamment pour payer les dividendes des frères Navalny, était du blanchiment d’argent.

Telles sont les incriminations qui ont justifié la condamnation à une peine de trois ans et demi de prison avec sursis (assortie d’un contrôle judiciaire) pour Alexeï, tandis que son frère a été condamné à de la prison ferme. Le tribunal a également ordonné la prolongation du placement en résidence surveillée d’Alexeï décidé dès février 2014, suite à une condamnation pour détournement de fonds remontant à 2013. Les peines privatives de liberté ont été confirmées en appel ; en revanche, ont été annulés l’amende et les dommages-intérêts accordés à MPK, mais non ceux accordés à la filiale russe d’Yves Rocher (décision confirmée par la Cour Suprême en 2018).

Quant à la révocation du sursis d’Alexeï Navalny, il semble justifié d’un point de vue juridique. C’est certes suite à son empoisonnement que Navalny a quitté le sol russe en violation de son contrôle judiciaire, mais il avait déjà manqué à ses obligations auparavant. Il n’y a donc a priori rien d’étonnant à ce qu’à son retour il ait été attendu par les forces de l’ordre et qu’une procédure ait été engagée pour statuer sur son sursis.

En revanche, il est vrai qu’on peut se demander si Navalny a été traité comme l’aurait été tout justiciable : l’instance a été ouverte le 2 février devant le tribunal de Moscou et sans grande surprise (la décision a même été annoncée par la télévision russe avant sa lecture publique), la révocation de son sursis a été ordonnée, le contraignant à purger sa peine déduction faite du temps passé en résidence surveillée. Or, pendant l’audience, l’accusation lui a par exemple reproché de s’être présenté à l’administration pénitentiaire un autre jour de la semaine que celui prévu. Est-ce que cette « erreur de pointage » aurait entraîné les mêmes conséquences s’il ne s’était pas agi de Navalny ? Concernant son séjour en Allemagne, il a souligné qu’il était inconscient lorsqu’il a été transporté hors de Russie, mais ce qu’a retenu le tribunal c’est qu’une fois sorti de l’hôpital, rien ne l’empêchait de répondre à la convocation judiciaire du 28 novembre qu’il n’a pas honorée…

Dispose-t-il de recours pour faire appel de cette décision ? Est-il inquiété dans le cadre d’autres procédures ?

Navalny a déjà annoncé qu’il faisait appel. Cela changera-t-il quelque chose ? Comme son avocate l’a déclaré en janvier, elle est « sans espoirs particuliers » car les procédures dont il fait l’objet viseraient à l’« exclure de la vie politique ».

Plusieurs autres procédures contre Navalny sont en effet en cours, notamment pour diffamation à l’égard d’un ancien combattant (dont la condamnation à une amende élevée vient d’être prononcée le 20 février ; dans cette affaire, l’accusation avait également requis la levée du sursis déjà prononcée le 2 février), ou encore pour escroquerie, les autorités russes lui reprochant d’avoir utilisé une partie des dons faits à sa fondation à des fins personnelles (il encourt jusqu’à 10 ans de prison). Ce ne sont pas les premières affaires et ce ne seront sans doute pas les dernières tant qu’Alexeï Navalny restera sous les feux des projecteurs. Du fait de sa notoriété (due à son opposition politique), le moindre de ses faux pas ou de ceux de ses proches fait réagir l’institution judiciaire – comme le placement en garde à vue de son frère pendant les manifestations pour non-respect des règles sanitaires –.

La pression sociale et la communauté internationale peuvent-elles infléchir la décision de la justice russe ?

Il est très difficile de dire si la pression sociale peut infléchir la justice russe. Mais ce qui paraît beaucoup plus probable, c’est que la pression de la communauté internationale risque d’être complètement inefficace, voire contreproductive (y compris celles de la Cour européenne des droits de l’homme et de l’Union européenne) : plus la communauté internationale tentera de faire pression sur la justice russe, mieux le Président Poutine pourra dénoncer une ingérence étrangère et accréditer l’idée que Navalny est un pantin téléguidé par les puissances étrangères (comme Eltsine autrefois avec les États-Unis). Le peuple russe apparaît en effet divisé sur cette question. Les mouvements populaires rassemblent essentiellement la jeune génération, qui n’a pas connu les années noires qui ont suivi la fin de l’URSS avant l’arrivée de V. Poutine au pouvoir. Or face à elle, il y a tous ceux qui craignent une chute trop rapide de ce dernier et un retour de la délinquance et de la pauvreté.

Il est au demeurant d’autant plus aisé pour le pouvoir russe de contester la légitimité de la pression de la communauté internationale, et des États européens en particulier, que celle-ci est loin d’être systématique comme en témoigne par exemple l’absence de réaction lorsque Carles Puigedemont a été poursuivi pour détournement de fonds et rébellion. La situation des deux hommes est-elle si différente ? Condamné par la justice espagnole sur fond d’activisme politique, Puigedemont est certes libre, mais hors de son pays, comme le serait Navalny s’il n’était pas rentré en Russie.

 

[1] https://newsroom.yves-rocher.com/fr/alexei_navalny_03_fevrier_2021.html