Par Emmanuel Dreyer, Professeur de droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Par un arrêt du 14 avril 2021, la chambre criminelle de la Cour a admis qu’une chambre de l’instruction puisse déclarer irresponsable pénalement un individu qui, dans une bouffée délirante, avait défenestré une vieille dame.

A priori, la solution s’impose au regard des termes de l’article 122-1 du Code pénal mais, en l’espèce, les faits étaient doublement aggravés par la circonstance que leur auteur avait consommé du cannabis et que sa bouffée délirante a été provoquée par la découverte, chez la vieille dame, d’une torah et d’un chandelier. La prenant pour un démon, il l’a projetée par-dessus son balcon. Cela ne justifiait-il pas un renvoi en cour d’assises ? Notre Haute juridiction ne l’a pas admis, rappelant que « les dispositions de l’article 122-1, alinéa 1er, du code pénal, ne distinguent pas selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition de ce discernement ».

L’émoi suscité par cette décision est presque équivalent à celui suscité par la découverte des faits. On s’est étonné de l’irresponsabilité pénale de celui qui agit en plein délire. Le président de la République lui-même a fait part de son émotion et de son souhait d’une loi pour préciser l’impact de la consommation de stupéfiants sur la responsabilité pénale.

L’arrêt rendu prête-t-il à discussion ?

Le non-lieu s’imposait. En rejetant les pourvois formés contre l’arrêt de la chambre de l’instruction, la Cour de cassation n’a fait que rappeler les conditions de la loi. Une exonération de responsabilité pénale est prévue en cas de trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli le discernement de l’auteur d’un fait menaçant l’ordre public ou lorsqu’un tel trouble a privé l’intéressé du contrôle de ses actes.

Peu importe la cause dudit trouble. Seul compte le point de savoir si ce trouble a été d’une intensité telle que l’auteur des faits a effectivement perdu toute conscience de ce qu’il faisait, de sorte que, faute d’intelligence de la situation, il n’a pas pu vouloir faire ce qui lui est reproché. Ici, l’agresseur prétend s’être défendu contre un démon ; il n’a pas voulu tuer une personne. Les psychiatres ont estimé que ses déclarations étaient crédibles, ce que la chambre de l’instruction a également admis au regard du déroulement des faits. Sur la base de ce constat, l’irresponsabilité pénale s’est donc imposée. Peu importe la consommation de stupéfiants, qui a fait basculer cette personnalité instable dans un délire fatal.

Est-ce à dire que la consommation de produits stupéfiants exonérerait de toute responsabilité pénale ? Nullement. L’arrêt ne dit pas cela. Il signifie seulement que l’on ne juge pas pour meurtre quelqu’un au seul motif qu’il a consommé des stupéfiants. Être un drogué ne justifie pas une mise en accusation devant la cour d’assises alors que, du fait même de la prise de drogue, le consommateur n’a pas eu conscience de donner la mort à autrui et la volonté de le faire. Ce n’est pas la consommation de stupéfiants qui explique l’irresponsabilité pénale mais l’abolition du discernement qui en est, éventuellement, la conséquence. En l’espèce, si la consommation de stupéfiants n’avait pas été excessive au point de faire perdre à l’agent toute conscience de ses actes et toute liberté de s’en abstenir, sa responsabilité pénale aurait pu être engagée.

Ce constat n’est pas remis en cause par le caractère antisémite des faits. Il n’est pas aberrant que l’acte accompli dans un moment de folie par un individu antisémite conserve ce caractère : il est à son image. On ne peut en déduire la conscience de donner la mort, en faisant découler l’existence d’une infraction du constat de sa circonstance aggravante.

Peut-on remettre en cause une telle solution ?

La marge de manœuvre du parlement est très limitée. En effet, en matière pénale, on juge un individu non pour ce qu’il est mais pour ce qu’il fait. On lui demande de répondre de ce qu’il fait parce que l’on part du principe qu’il a compris et voulu son acte. Il doit être capable de s’en expliquer. Il doit être capable également d’en mesurer la gravité afin de ne plus recommencer. Une telle solution est acquise depuis le droit romain ; elle s’est perpétuée jusqu’à nos jours de manière constante (sous réserve du Haut moyen âge où, sous l’influence d’anciennes coutumes primitives, on jugea les furiorus). Le Conseil constitutionnel en déduit une exigence d’intentionnalité (déc. n°2003-467 DC du 13 mars 2003, Loi pour la sécurité intérieure, § 77), confortée par la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH, 20 janv. 2009, Sud Fondi srl et autres c/ Italie, § 115). Peu importe la consommation préalable de stupéfiants (ou d’alcool). Seul compte le résultat.

D’ailleurs, quel sens aurait le jugement de l’auteur des faits en l’espèce ? Lui imposer un procès, sous prétexte qu’il a abusé du cannabis, dès lors qu’il s’est placé dans la situation de ne plus savoir ce qu’il faisait et d’être incapable de s’empêcher de le faire, reviendrait à lui appliquer les sanctions applicables en matière de meurtre pour un fait de consommation de stupéfiants, que la loi punit d’une amende de 3750 € (200 € lorsque la procédure d’amende forfaitaire est mise en œuvre : CSP, art. L. 3421-1). La sanction serait disproportionnée par rapport au seul acte de consommation accompli sciemment, lequel s’avère sans rapport avec le dommage final à déplorer.

La consommation de stupéfiants ne peut-elle pas aggraver la responsabilité pénale ?

Ponctuellement, le droit pénal prend en compte la consommation de stupéfiants (comme celle d’alcool). Elle est ainsi un élément constitutif de certaines infractions (V., not., C. route, art. L. 235-1 et L. 234-1). Lorsqu’elle s’avère manifeste, elle peut constituer également une circonstance aggravante d’autres infractions (V., p.ex., C. pén., art. 222-12, 14° ou 222-24, 12°).

Mais ces hypothèses sont sans rapport avec la présente affaire. En effet, elles supposent que les faits soient imputables à celui qui les commet : le conducteur qui se voit reprocher d’avoir pris le volant après avoir consommé des stupéfiants est un individu dangereux mais il sait encore ce qu’il fait ; l’auteur de violences ou d’un viol qui consomme des produits stupéfiants pour se donner du courage sait de même ce qu’il fait. Son discernement n’est pas aboli, ni même altéré. Un tel comportement appelle une sanction aggravée car il présente des risques accrus : non seulement, il y a peu de chances que l’agent se désiste de son projet mais celui-ci pourrait bien dégénérer et s’avérer plus grave que souhaité.

On peut regretter que la même circonstance aggravante ne s’applique pas en matière de meurtre. Elle n’y est pas prévue car elle ferait alors double emploi avec la circonstance aggravante de préméditation qui suffit à porter la réclusion criminelle de trente années à la perpétuité. Mais cela ne changerait rien dans l’hypothèse où la consommation de stupéfiants, comme en l’espèce, est à l’origine d’un trouble psychique ou neuropsychique qui abolit le discernement du consommateur et le prive du contrôle de ses actes : s’il tue dans un accès de folie, ce consommateur ne commet pas un meurtre. Il n’y a dès lors aucune sanction à aggraver.

 

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