Par Bertrand Mathieu – Professeur de droit à l’Ecole de la Sorbonne – Université Paris 1 -Expert du Club des juristes
Lundi 3 octobre au matin, la commission d’instruction de la Cour de justice de la République a rendu sa décision de renvoyer le garde des sceaux E. Dupond-Moretti, devant la Cour de Justice de la République, juridiction pénale. Le ministre de la justice doit ainsi être jugé pour « prises illégales d’intérêt », un délit pour lequel il encourt une peine de cinq ans de prison et 500.000 euros d’amende. E. Dupond-Moretti a immédiatement indiqué qu’il ne démissionnerait pas et rappelé qu’en juillet 2021, sa mise en examen dans ce même dossier « ne l’avait jamais empêché de travailler ».

Pourquoi la CJR a-t-elle été saisie en janvier 2021 à l’encontre de M. Dupond-Moretti et cette décision de renvoi d’un ministre est-elle inédite ? 

Cette affaire présente des caractéristiques tout à fait particulières qui conduisent à s’interroger sur des questions aussi fondamentales, que celle de la responsabilité pénale et politique des ministres, celle des conditions de leur mise en œuvre, et celle des rapports entre justice et politique.

Si de nombreux anciens ministres ont fait l’objet de procédures devant la Cour de justice de la République, c’est de manière inédite qu’un ministre en exercice et, qui plus est, un garde des sceaux est renvoyé devant cette juridiction pour être jugé.

E. Dupond-Moretti est renvoyé devant la Cour de justice de la République par la Commission d’instruction de cette Cour pour prises illégales d’intérêt. Il est reproché au ministre de la justice d’avoir ordonné à l’inspection générale de la justice de diligenter une enquête administrative à l’encontre de certains magistrats. Le premier concerné est un juge affecté à Monaco qui avait publiquement, à l’issue de ses fonctions dans la Principauté, critiqué le fonctionnement de la justice. Le second dossier concerne des magistrats du parquet national financier mis en cause, notamment, pour des mises sur écoute d’avocats dans le cadre d’une affaire concernant l’ancien président, Nicolas Sarkozy. On relèvera que dans cette dernière affaire, l’un des prédécesseurs de M. Dupond-Moretti (Madame N. Belloubet) avait lui-même saisi l’inspection générale de la justice.

Or, si le ministre a fait usage de prérogatives qui relèvent de ses fonctions, le problème tient au fait qu’il avait été l’avocat d’une des parties prenantes dans l’affaire concernant le magistrat affecté à Monaco et que, en tant qu’avocat, il avait porté plainte contre des magistrats du parquet financier.

D’un certain point de vue, il pouvait être suspecté que le ministre règle des comptes avec des magistrats qu’il avait précédemment vilipendés. Afin de trancher ce potentiel conflit d’intérêt un décret a été pris le 23 octobre 2020 interdisant au ministre de connaître « des actes de toute nature (…) relatifs à la mise en cause du comportement d’un magistrat à raison d’affaires impliquant des parties dont il a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué » et transférant ses compétences sur ces affaires au Premier ministre.

Mais cette solution n’a pas suffi à clore le débat. Le Syndicat de la magistrature et l’Union syndicale des magistrats ont déposé plainte pour prise illégale d’intérêts devant la Cour de justice de la République contre Éric Dupond-Moretti.

La confusion des genres est particulièrement topique dans cette affaire : la régularité du décret transférant certaines compétences du garde des sceaux au Premier ministre est discutable ; le conflit oppose des organisations syndicales de magistrats à leur ministre ; le Conseil supérieur de la magistrature, placé sous la présidence des plus hauts magistrats de la Cour de cassation, appelé à juger en procédure disciplinaire les magistrats concernés, dénonce la prise illégale d’intérêts du ministre ; François Molins, par ailleurs le procureur général près la Cour de justice de la République, affirme dans une tribune publiée le 29 septembre 2020, par le journal Le Monde, et cosignée avec la première présidente de la Cour de cassation, qu’« il est de la responsabilité du garde des sceaux, garant de l’indépendance des magistrats et des conditions d’impartialité, de dignité et de sérénité dans lesquelles la justice doit être rendue, de veiller à préserver l’institution judiciaire de toute forme de déstabilisation » ; c’est une commission d’instruction composée de trois magistrats de la Cour de cassation qui renvoie le ministre devant la Cour de justice de la République ; enfin c’est cette juridiction, dont on dénonce la politisation et dont on annonce la suppression, qui aura à juger le ministre.

Si le renvoi d’un ministre en exercice devant la Cour de justice de la République est inédit, l’affaire est, au-delà, révélatrice d’un conflit entre les juges et les politiques qui pose tant la question de l’intervention des politiques dans le fonctionnement de la justice que celle de l’impartialité des magistrats.

E. Dupond-Moretti a indiqué ne pas entendre démissionner car tenir sa légitimité du Président de la République, qu’en penser juridiquement ?

La Constitution prévoit que la démission des membres du gouvernement peut résulter soit de la mise en cause de la responsabilité politique de ce dernier par l’Assemblée nationale (article 49), soit d’une décision du président de la République prise sur proposition du Premier ministre. Il n’existe en revanche aucune règle écrite concernant une éventuelle incompatibilité entre les fonctions de ministre et le statut de mis en examen. Il en est de même si le ministre est condamné, mais d’une part la condamnation peut être assortie de certaines interdictions (et notamment l’interdiction d’exercer une fonction), d’autre part, le principe de la présomption d’innocence n’est plus en cause puisque par hypothèse le ministre a été jugé coupable.

Pourtant la pratique institutionnelle a développé une porosité entre ces deux types de responsabilité, pénale et politique. Cette porosité se manifeste tant lorsqu’un ministre est mis en cause dans une affaire de droit commun devant une juridiction de droit commun que lorsqu’il est mis en cause pour des activités relevant de sa compétence devant la Cour de justice de la République.

Cette évolution est le résultat de deux mutations profondes de notre système politique et social qui ne sont pas sans lien. La première tient au fait que l’exigence de moralité et de transparence tend à l’emporter sur un principe tout à fait fondamental de notre tradition juridique, celui de la présomption d’innocence. La responsabilité politique tend ainsi à supplanter la responsabilité juridique. La seconde tient au fait que la justice tend à occuper dans le champ institutionnel une place sans commune mesure avec celle que lui reconnait la Constitution et notamment l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme qui énonce le principe de séparation des pouvoirs.

Elle trouve son origine dans ce que l’on a appelé la jurisprudence Béregovoy-Balladur et conduisait à ce qu’un ministre mis en examen démissionne. Cette « jurisprudence » pouvait se justifier dans un contexte particulier : le début des années 1990, c’est le développement d’un certain nombre d’affaires politico-financière ; c’est l’époque où le ministre de la justice peut encore donner des instructions particulières au parquet ; c’est la justice qui tend à s’émanciper des influences, réelles ou supposées, du pouvoir politique.

Elle ne peut plus prospérer aujourd’hui : le début des années 2020, c’est le déferlement des accusations médiatiques, relayées parfois par la justice, contre les ministres, c’est l’abolition des frontières entre les fautes supposées commises dans l’exercice des fonctions et celles relevant du droit commun ; c’est le temps d’une justice réellement indépendante qui se pose parfois comme rivale du pouvoir politique. Censée répondre à des exigences morales et de transparence, cette « jurisprudence » met aujourd’hui à mal le principe de séparation des pouvoirs en permettant aux juges de défaire les gouvernements, voire à des syndicats de magistrats de se débarrasser d’un ministre qui n’a pas l’heur de leur plaire.

En réalité, il appartient au président de la République et au Premier ministre, le cas échéant au ministre concerné, d’apprécier au cas par cas si une mise en cause ou une mise en examen, justifie qu’il soit mis fin aux fonctions d’un ministre. Alors même que la pression médiatique peut limiter la marge de manœuvre des autorités politiques.

En tous cas l’automaticité du lien entre mise en examen et démission doit être abandonnée, sauf à voir l’autorité politique considérablement affaiblie.

Quelles suites sont envisageables alors que E. Dupond Moretti a d’ores et déjà annoncé vouloir se pourvoir en cassation contre l’arrêt de renvoi devant la CJR ?  

Eric Dupond-Moretti ayant annoncé se pourvoir en cassation contre l’arrêt de renvoi, cette affaire ne sera pas jugée avant de nombreux mois, et le ministre bénéficie toujours de la présomption d’innocence. A supposer, comme cela est probable, que cette décision soit confirmée par la Cour de cassation, un jugement interviendra, il sera rendu par une juridiction composée en majorité de politiques (3 magistrats et 12 parlementaires, parmi ces derniers, 5 membres de l’opposition de droite et du centre, 3 de la majorité, 1 LFI et 1 RN, 1 socialiste).

Quelle que soit la décision rendue, elle ne manquera pas de faire l’objet d’une interprétation politique. D’où, probablement, la nécessité de renforcer la place des politiques dans les organes de filtrage et d’instruction et de renvoyer à une juridiction de droit commun, la fonction de juger. Il n’en reste pas moins que si une condamnation n’entraîne pas juridiquement, par elle-même, une obligation de démissionner, politiquement une telle démission s’imposera probablement.

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