Par Mathilde Hautereau-Boutonnet, Professeure de droit, Aix-Marseille Université

Si les procès climatiques ont émergé plus tardivement en France que dans certains autres pays, les premiers jugements ne cessent de surprendre tant ils manifestent l’audace du juge. Deux mois après l’affaire de Grande Synthe, c’est sur « l’affaire du siècle » que le juge administratif a statué ce mercredi 3 février. Et là encore, en reconnaissant la faute de l’État en matière de lutte contre le réchauffement climatique et en lui imposant la réparation en nature du préjudice écologique qui s’en infère, le Tribunal administratif de Paris crée la surprise.

Que décide le jugement statuant sur « l’affaire du siècle » ce mercredi 3 février ?

Les requérants (l’association Oxfam France, l’association Notre Affaire à Tous, la Fondation pour la Nature et l’Homme et l’association Greenpeace France) demandaient au juge, en substance, de condamner l’État pour son manquement en matière de lutte contre le changement climatique et la réparation et cessation des préjudices s’en inférant, à savoir, les préjudices extrapatrimoniaux subis par les parties ainsi que le préjudice écologique. Le Tribunal administratif de Paris accède pour une grande part à leurs demandes. D’abord, après avoir admis la recevabilité de l’action en réparation du préjudice écologique, il reconnaît l’existence de ce préjudice, résidant dans une modification de l’atmosphère et de ses fonctions écologiques. Ensuite, après avoir rappelé l’ensemble des engagements auxquels l’État avait souscrit afin de réduire ses émissions de gaz à effet de serre, il constate que ceux-ci attestent du fait qu’il pèse à son encontre une obligation générale de lutte contre le changement climatique. C’est ici au regard des objectifs qu’il s’est lui-même fixés en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, ceux définis dans sa Stratégie Nationale Bas-Carbone, que le juge apprécie la carence fautive. Il estime que l’État a méconnu le premier budget carbone et n’a pas réalisé les actions qu’il avait pourtant lui-même reconnues comme susceptibles de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Enfin, déclarant l’État responsable, par sa faute, non seulement des préjudices moraux subis par les associations, mais aussi d’une partie du préjudice écologique, il lui impose de les réparer. Mais alors que les premiers se voient réparés par le versement d’un euro symbolique, pour les seconds, le juge rejette la demande en réparation pécuniaire (là aussi à un euro symbolique) et lui substitue la réparation en nature accompagnée d’injonctions permettant de le faire cesser. Et parce que l’état de l’instruction ne permet pas de déterminer le type de mesures à prescrire, il ordonne avant-dire droit un supplément d’instruction.

Quels sont les enseignements juridiques et politiques à retenir ?

La décision est importante pour plusieurs raisons. D’une part, sur le plan juridique, c’est la première fois que le juge administratif admet que les associations peuvent demander et obtenir la réparation du préjudice écologique, celui subi par le climat lui-même. La révolution est de taille car, pour ce, il accepte de se fonder sur les dispositions du code civil. L’on sait que depuis 2016 (Loi Biodiversité), existe dans le code civil un régime de réparation du préjudice écologique. En substance le « responsable du préjudice » (article 1246 du code civil) doit le réparer en priorité en nature (article 1249) et peut, en sus de la réparation, demander des mesures aptes à le prévenir et le faire cesser (article 1252). Le juge administratif en fait une magnifique application : « responsable », l’État devra prendre les mesures de réparation et prévention (les injonctions) qui seront déterminées à l’issue de la mesure d’instruction ! D’autre part, sur le plan politique, la décision montre le piège dans lequel l’État s’est lui-même enfermé. Le jugement n’hésite pas à lister (en réponse à la demande des requérants), l’ensemble des lois et réglementations aux termes desquelles l’État a pris des engagements tournés directement ou indirectement vers la lutte contre le changement climatique. Qu’il s’agisse de l’amélioration de l’efficacité énergétique, de l’augmentation de la part des énergies renouvelables dans la consommation finale brute d’énergie, de l’insuffisance des mesures d’évaluation et de suivi des mesures d’adaptation ou des objectifs de réductions des émissions de gaz à effet de serre, le constat est le même : dans tous ces domaines, il résulte de l’instruction que l’État a failli. Il n’a pas respecté les objectifs qu’il s’est fixés. Certes, seul le non-respect des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (40 % d’ici 2030 selon le premier budget carbone) est constitutif d’une faute ayant contribué à l’aggravation des émissions de gaz à effet de serre. Mais il n’empêche que la leçon est importante : l’État ne peut pas s’engager à la légère !

La décision crée-t-elle un précédent ?

La réponse est nuancée. Il est vrai que la prudence s’impose : outre que seules les mesures de réparation et prévention du préjudice écologique décidées à l’issue du supplément d’instruction demandé par le juge permettront d’apprécier pleinement la décision, n’oublions pas que les voies de recours ne sont pas épuisées et que le Conseil d’État pourrait avoir son mot à dire. Toutefois, d’ores et déjà, le précédent nous semble ailleurs. La décision montre surtout que, dans le combat contre le changement climatique, le juge français, et pas seulement étranger, a son rôle à jouer. Elle atteste de l’audace des plaideurs autant que du juge. Qui aurait pu imaginer il y a encore quelques années qu’un juge administratif déclarerait l’État responsable d’un préjudice causé au climat, qui plus est sur le fondement du code civil ! Les plaideurs de l’affaire du siècle ont trouvé pour une part leur inspiration dans le contentieux étranger. Au tour des plaideurs étrangers de trouver leur inspiration dans le contentieux français !