Par Mathilde Hautereau-Boutonnet, Professeure à Aix-Marseille Université

Dans un jugement avant-dire droit du 3 février 2021, après avoir reconnu la carence fautive de l’État dans la lutte contre le réchauffement climatique, le tribunal administratif de Paris l’a condamné à verser un euro de dommages intérêts aux associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace et la Fondation pour la Nature et l’Homme au titre de leur préjudice et a ordonné un supplément d’instruction avant de statuer sur les mesures à imposer au titre de la réparation du préjudice causé au climat. Neuf mois après, dans un jugement du 14 octobre 2021, au vu de l’examen des éléments apportés par les parties, il enjoint à l’État de réparer le préjudice écologique.

Que décide le tribunal administratif dans son jugement du 14 octobre 2021 ?

Ce jugement est le second épisode de la fameuse « affaire du siècle », à savoir la suite du jugement avant dire-droit du 3 février 2021. À la demande des associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace et la Fondation pour la Nature et l’Homme, le juge a reconnu que l’État était responsable d’une partie du préjudice écologique lié au dépassement d’émissions encadrées par le premier budget carbone issu du décret du 21 avril 2020 relatif aux budget carbone et à la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC), concernant la période 2015-2018. Si tout l’intérêt du jugement était de reconnaître le préjudice causé au climat sur le fondement du régime de réparation du préjudice écologique prévu par le Code civil aux articles 1246 et suivants, il restait à fixer les mesures permettant de le réparer et d’y mettre fin. C’est chose faite avec le jugement du 14 octobre 2021. Au vu des éléments de preuves présentés par les deux parties, le juge opère différents constats. D’abord, il affirme que, bien que l’État n’ait pas pris en compte le dépassement du premier budget carbone dans la révision des second et troisième budgets carbone, la crise COVID a permis de réduire les émissions de GES et, pour partie, de réparer le préjudice écologique constaté ainsi que de prévenir son aggravation. Ensuite, constatant que la diminution n’est pas suffisante et que le préjudice lié au surplus d’émissions perdure à la date du jugement, le juge estime bien fondée la demande d’injonction pour le réparer et prévenir son aggravation. Enfin, précisant que ce surplus d’émissions présente un caractère continu et cumulatif, il ordonne aux Premier ministre et ministres compétents l’adoption de « mesures sectorielles utiles » dans un délai suffisamment bref pour réparer, prévenir et faire cesser le préjudice constaté, la réparation devant être effective au 31 décembre 2022 et l’injonction n’étant pas assortie d’astreinte contrairement à la demande des requérants.

Quelles sont les mesures que l’État doit prendre ?

Le jugement ne le précise pas et affirme que « les mesures concrètes de nature à permettre la réparation du préjudice peuvent revêtir diverses formes et expriment, par suite, des choix relevant de la libre appréciation du Gouvernement ».  Si cette liberté d’appréciation accordée au Gouvernement peut pour une part se comprendre au regard du respect de la séparation des pouvoirs, il faut ici se méfier : comme le montre le contentieux relatif à la pollution de l’air, une fois le délai passé et si les demandeurs estiment que le Gouvernement n’a toujours pas adopté les mesures utiles, le juge pourrait être de nouveau saisi et, à cette occasion, être conduit à assortir l’injonction d’une astreinte et, in fine, la liquider. L’État a alors tout intérêt à regarder de plus près toutes les mesures avancées et détaillées par les requérants dans le jugement en particulier en matière de transport, d’immobilier et d’agriculture.

La décision n’est-elle pas alors similaire à celle rendue par le Conseil d’État dans l’affaire « Commune de Grande Synthe » ?

Il est vrai qu’elle n’est pas sans rappeler l’arrêt Commune de Grande Synthe rendu par le Conseil d’État le 1er juillet dernier dans lequel l’État s’est vu condamné à prendre « toutes mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d’assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l’article L. 100-4 du code de l’énergie et à l’annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 avant le 31 mars 2022 ». Certes, les affaires reposent sur des recours distincts. Tandis que l’affaire Commune de Grande Synthe s’appuie sur un recours pour excès de pouvoir, l’affaire du siècle est une action en responsabilité qui relève du plein contentieux. Dans son jugement du 14 octobre, le juge insiste clairement sur la différence en affirmant que, saisi d’un litige tendant à la réparation du préjudice écologique, il ne lui appartient pas de se prononcer sur le caractère suffisant de l’ensemble des mesures susceptibles de permettre d’atteindre l’objectif de 40% de GES d’ici 2030 par rapport à leur niveau de 1990. Reste qu’il est certain que les affaires se répondent et ont des fonds communs : elles reposent pour une part sur des raisonnements (le dépassement du budget carbone et l’insuffisance des mesures prises pour y remédier) et expertises (en particulier celle issue du Haut Conseil pour le Climat) identiques. S’opèrent incidemment un « contrôle de la trajectoire » de réduction des émissions de gaz à effet de serre (H. Delzangles AJDA 2021, p. 2115). Surtout l’on est frappé de constater que, dans son visa, tel un juge de Common Law, le tribunal administratif de Paris n’a pas hésité à se référer à la décision Commune de Grande Synthe ! N’est-ce pas ici toute l’originalité des procès climatiques ? Multiplier les recours et varier les fondements, pour in fine, via le dialogue des juges parfois même de même nature, renforcer les mesures aptes à lutter contre le réchauffement climatique !

Pour suivre le premier épisode.