Par Julie Klein, Professeur à l’École de droit de Sciences Po, membre du Club des juristes

Attaquée de toute part, la nomination de Gérald Darmanin au poste si stratégique de ministre de l’Intérieur en dépit des accusations de viol, d’harcèlement et d’abus de confiance dont il est l’objet, n’en finit plus de susciter la controverse.

En réaction, le Gouvernement a convoqué la présomption d’innocence. Nicolas Sarkozy vient à son tour de suivre un même argumentaire, non sans emphase, pour défendre la promotion de Gérald Darmanin : « sans la présomption d’innocence, il n’y a pas de démocratie ». L’argument délivre une vérité d’évidence : le ministre – qui au demeurant peut se prévaloir de deux classements sans suite et d’un non-lieu prononcé dans cette affaire, avant que la chambre de l’instruction ne décide de rouvrir l’information judiciaire – doit, comme tout citoyen, être tenu pour innocent. Les infractions sexuelles ne sauraient, en raison de leur gravité, relever d’un droit d’exception qui se verrait amputé des principes les plus fondamentaux de la défense. Aucune accusation, aucune dénonciation, aucune plainte, aucune enquête préliminaire, aucune ouverture d’information judiciaire ne peut valoir reconnaissance de culpabilité. Le respect de la parole des victimes, qu’il n’est évidemment pas question de mettre en cause, n’impose pas d’ériger une déclaration ou un témoignage en vérité judiciaire. La récente relaxe d’Ibrahim Maalouf par la Cour d’appel de Paris des faits d’agression sexuelle qui lui étaient reprochés, après trois ans de purgatoire médiatique, vaut à nouveau mise en garde : l’opinion publique ou la rumeur ne peuvent se substituer aux décisions de justice.

Mais la présomption d’innocence a ici trop bon dos. Voilà bien longtemps qu’elle n’est plus ce rempart dont les hommes politiques pourraient se prévaloir face aux accusations. Richard Ferrand, contraint à la démission après l’ouverture d’une enquête préliminaire sur sa gestion des Mutuelles de Bretagne, François Bayrou, Marielle de Sarnez et Sylvie Goulard, écartés du gouvernement en raison de l’ouverture d’une information judiciaire sur de possibles emplois fictifs au Parlement européen, François de Rugy, démissionnant à la suite de révélations sur ses repas à l’Assemblée, n’avaient pas fait l’objet d’une condamnation définitive, ni même été mis en examen. Le juridisme du Gouvernement ne doit pas faire illusion : en politique, le curseur n’est pas celui de la reconnaissance de culpabilité mais celui de l’exemplarité. La présomption d’innocence est en réalité ici hors sujet.

Ce qui ne l’est pas en revanche, c’est en premier lieu la nature très spécifique du ministère de l’Intérieur que Gérald Darmanin pilote désormais et, avec ses nouvelles fonctions, le lien hiérarchique qui l’unit aux officiers de police chargés d’enquêter sur les faits dénoncés. Le ministre a beau jeu de se réfugier derrière une « lettre de déport » qu’il aurait rédigée pour éviter que les informations le concernant ne remontent à son cabinet. Aucune muraille de Chine ne protégera jamais de l’autocensure un corps chargé d’enquêter sur son supérieur hiérarchique. Et, en toute hypothèse, le doute est à présent là, qu’aucune déclaration de déport ni présomption d’innocence ne pourront lever. Entendons-nous : n’importe quelle plainte ne doit pas automatiquement fermer l’accès à toute fonction ministérielle, au risque de la multiplication des constitutions de partie civile abusives. Mais le ministère de l’Intérieur n’est ni celui du Budget, ni celui de l’Aménagement du territoire ou encore de l’Agriculture. Le conflit d’intérêts qu’emporte la promotion à la tête de la police d’un ministre visé par une information judiciaire a aussi pour effet de nourrir une méfiance envers la classe politique, qui n’avait pourtant guère besoin d’être ainsi alimentée.

Surtout, dès lors que le curseur n’est pas la culpabilité mais l’exemplarité, Gérald Darmanin ne peut s’abriter derrière une argutie purement juridique pour échapper à la discussion. Sur ce point, le ministre, qui ne conteste pas la relation sexuelle avec la plaignante mais l’affirme librement consentie, a choisi un étrange slogan pour défense : « j’ai eu une vie de jeune homme ».

Diantre ! Qu’est-ce qu’une « une vie de jeune homme » ? L’expression fleure bon le romantisme du XIXe siècle. Elle convoque L’Éducation sentimentale (dont le sous-titre n’est autre qu’« Histoire d’un jeune homme »), elle fait surgir Frédéric Moreau, héros romantique en pleine initiation amoureuse, elle fait apparaître les personnages croqués par Gavarni, portraits flamboyants d’une jeunesse insouciante, celle d’avant l’engagement matrimonial. Ah le jeune homme ! Il y aurait donc un Darmanin d’hier et un Darmanin d’aujourd’hui, le jeune homme et le ministre, et ce dernier ne saurait se voir reprocher celui qu’il fut hier. Subtile argument temporel. À rebours de celui qui prédomine toutes les fois qu’il est question de relire le passé à l’aune de la morale présente, il ne repose pas sur un quelconque changement des mœurs entre hier et aujourd’hui, qui pourrait éclairer une inconduite passée ; il se prévaut du cycle de la vie humaine, qui rendrait légitimes certains comportements parce que tenant à la jeunesse. Mais c’est un peu court.

À supposer qu’une vie de jeune homme s’incarne dans la soirée décrite par la plaignante, entre visite de club libertin et chambre d’hôtel, ce qui, reconnaissons-le, n’est pas assuré, on ne peut occulter que le chargé de mission au service des affaires juridiques de l’UMP, qu’était alors l’actuel ministre de l’Intérieur, a bénéficié des faveurs sexuelles d’une femme venue solliciter son intervention dans un dossier judiciaire. Son âge ou son statut matrimonial ne changent rien à l’affaire. La question n’est pas de savoir ce que la frivolité d’une « vie de jeune homme » justifierait, mais ce que doit être le respect de l’éthique en politique.

Indépendamment du point de savoir si la relation a bien été consentie, la matérialité des faits, non contestée par le ministre lui-même, marque déjà l’exploitation d’une position de pouvoir dans le champ des relations intimes. Est-ce compatible avec les qualités attendues d’un ministre appelé à diriger une police placée à l’avant-garde de la lutte contre les violences sexuelles et sexistes ? Comment admettre, trois ans après le lancement de #MeToo, qu’un tel comportement ne fasse pas obstacle à cette nomination ? Plus généralement, quel message un pouvoir qui a fait de l’égalité entre les hommes et les femmes la grande cause du quinquennat adresse-t-il : aux femmes, aux jeunes, ou encore à ceux qui aspirent à défendre l’intérêt général à travers l’exercice de fonctions publiques ? Derrière la belle image du « jeune homme », subsiste la réalité d’un vieux monde.