Le bureau du Sénat a décidé, ce jeudi 21 mars, de transmettre à la justice les cas d’Alexandre Benalla, Vincent Crase et Patrick Strzoda, directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, pour suspicion de faux témoignage devant la Commission d’enquête du Sénat. Cette dernière avait déjà préconisé de saisir la justice, en reprochant à Alexandre Benalla et Vincent Crase, tous deux mis en cause dans les violences commises à l’encontre de manifestants le 1er mai 2018, d’avoir menti sous serment.

Décryptage par Olivier Dord, professeur de droit à l’Université Paris-Nanterre

« Les commissions d’enquête sont créées pour contrôler le Gouvernement et évaluer les politiques publiques »

Qu’est-ce que le Bureau du Sénat ? Quel est son rôle et quels sont ses pouvoirs ?

Le Bureau est le principal organe de direction et de gestion du Sénat. Il est composé de 26 membres : le Président du Sénat qui le dirige, les huit Vice-présidents, les trois Questeurs et les quatorze Secrétaires. Les règles qui président à la constitution du Bureau permettent d’assurer en son sein une représentation équilibrée de tous les groupes politiques selon leur importance numérique.  Il est changé tous les trois ans, après chaque renouvellement partiel du Sénat. Selon l’article 2 du Règlement du Sénat, le Bureau dans sa formation collégiale « a tous pouvoirs pour présider aux délibérations du Sénat et pour organiser et diriger tous les services dans les conditions déterminées par le présent règlement ». Plus précisément, le Bureau supervise la fonction législative du Sénat, veille au respect par les sénateurs des obligations découlant de leur statut et contrôle la bonne marche des services administratifs de l’assemblée qui siège au Palais du Luxembourg.

En matière de fonctionnement législatif du Sénat, le bureau est l’auteur de l’Instruction générale qui est le texte qui complète et précise le règlement intérieur qu’adoptent les sénateurs. Il tranche certains points de procédure comme la recevabilité des propositions de lois. Sur le respect du statut des sénateurs, il est ainsi compétent pour examiner la compatibilité entre le mandat parlementaire et une autre activité professionnelle ou définir les règles en matière de prévention et de traitement des conflits d’intérêts. Enfin, s’agissant de la bonne marche des services administratifs, il fixe les règles d’organisation des services et le statut des personnels. Il nomme aux grades les plus élevés de la fonction publique sénatoriale. La gestion quotidienne des services relève en revanche des questeurs.

Pourquoi le Sénat a-t-il décidé de transmettre à la justice, les cas d’Alexandre Benalla, Vincent Crase et Patrick Strzoda, directeur de cabinet d’Emmanuel Macron ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires prévoit des sanctions pénales contre les personnes qui refusent de comparaître, de déposer ou de prêter serment devant une commission d’enquête. Il en va de même en cas de faux témoignage ou de subornation de témoin. Les poursuites ainsi prévues sont exercées à la requête du président de la commission d’enquête ou, lorsque le rapport de la commission a été publié, à la requête du bureau de l’assemblée intéressée.

Dotée durant six mois des attributions d’une commission d’enquête, la Commission des Lois du Sénat publie son rapport sur l’affaire Benalla le 20 février 2019. Dans une lettre adressée le même jour au président du Sénat, le Président de la commission, le sénateur Phillipe Bas, demande au Bureau de saisir le parquet des déclarations de certaines personnes auditionnées par la commission. Les principaux protagonistes de l’affaire Alexandre Benalla et Vincent Crase sont ainsi soupçonnés de faux témoignage. Au surplus, Philippe Bas souligne l’existence d’omissions, d’incohérences et de contradictions dans les propos de trois principaux collaborateurs du Président de la République : son directeur de cabinet, et Patrick Strzoda ; le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler ; et le chef du groupe de sécurité du Palais, le général Lionel Lavergne. Sans qualifier les faits ainsi reprochés, Philippe Bas demande au bureau du Sénat de saisir aussi le parquet de leurs déclarations. Il lui reviendra de procéder aux investigations qu’il jugera nécessaires afin d’engager d’éventuelles poursuites.

Dans sa réunion du 21 mars 2019, le Bureau du Sénat suit les recommandations du président de la commission des lois. Il demande à son président de signaler au parquet, selon l’article 40 du code de procédure pénale, les suspicions de faux témoignages qui pèsent sur Alexandre Benalla, Vincent Crase et Patrick Strzoda et de non-respect des obligations déclaratives devant la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) pour Alexandre Benalla. S’agissant en revanche d’Alexis Köhler et Lionel Lavergne, l’absence d’éléments suffisants empêche de qualifier pénalement leur propos devant la commission. Le Bureau demande toutefois de saisir le parquet de leurs déclarations afin de lui permettre de décider des suites à leur donner.

 

Cette décision porte-t-elle atteinte à la séparation des pouvoirs ? 

Il faut d’abord souligner le caractère exceptionnel de cette demande de Bureau du Sénat de saisir le parquet des déclarations de personnes auditionnées par une commission d’enquête. La singularité de cette situation réside en réalité dans la qualité des personnes en cause : ils sont tous collaborateurs, actuels ou anciens, du Président de la République. Un précédent concerne un médecin, le pneumologue Michel Aubier qui, auditionné en 2015 par la commission d’enquête du Sénat sur le coût économique et financier de la pollution de l’air, cache aux sénateurs qu’il travaille pour l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris  (AP-HP) mais aussi pour Total. Sur demande du Bureau, le Président du Sénat saisit le parquet. Fin 2018, l’intéressé est condamné en appel à 20.000 € d’amende pour faux témoignage devant une commission d’enquête parlementaire.

Ensuite, le contenu du rapport de la commission d’enquête et la décision de saisir le parquet des déclarations de plusieurs collaborateurs du Chef de l’État pose la question du respect de la séparation des pouvoirs, notamment de la compétence d’un organe parlementaire pour conclure à l’existence de dysfonctionnements majeurs au sein des services de l’Élysée. Pour répondre, il faut distinguer la question du contrôle de celle de la saisine du parquet.

Sur le contrôle, il résulte des articles 51-1 et 24 de la Constitution que des commissions d’enquête sont créées pour contrôler le Gouvernement et évaluer les politiques publiques. Elles ne sauraient donc sans méconnaître la séparation des pouvoirs enquêter sur l’action constitutionnelle du Président de la République ou les moyens et personnels qui en sont le prolongement nécessaire. Le Président bénéficie au demeurant, selon l’article 67 de la Constitution et dans les limites de son article 68, d’une immunité en la matière. Mais, comme le souligne le rapport de la Commission des Lois, l’enquête conduite ne porte pas sur l’organisation interne de l’Élysée. Elle vise des missions ou des moyens de service public qui relèvent du Gouvernement : d’une part, la participation illégale de deux collaborateurs, le 1er mai 2018, à des opérations de maintien de l’ordre dévolues à la police nationale et, d’autre part, le fonctionnement des services de sécurité du Palais mis à disposition par le ministère de l’Intérieur.
Sur la saisine du parquet, les articles 5 et 6 de l’ordonnance n°58-1100 précitée imposent à toute personne dont la commission juge l’audition utile de déférer à la convocation qui lui est délivrée.
Les collaborateurs du Président ne bénéficient d’aucun statut particulier. En cas de faux témoignage, ils encourent de façon logique la saisine du parquet et d’éventuelles poursuites.

Pour aller plus loin :

Par Olivier Dord