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Accès Vaccin

Accès équitable aux vaccins contre la Covid-19 et droit international : les limites de la logique de l’exception de santé publique

Par Sarah Cassella, Professeur de droit public à l’Université du Mans, co-directrice du Themis-UM

Dans une déclaration du 27 août, les directeurs généraux de l’OMC, de l’OMS, du FMI et le président du groupe de la Banque mondiale ont dénoncé l’inégalité en matière d’accès aux vaccins contre la Covid-19 et exhorté les Etats à tenir leurs engagements concernant les livraisons prévues dans les pays en développement (PED). A cette date, la proportion des adultes complètement vaccinés était de 2 % dans la plupart des pays à revenu faible tandis qu’elle atteignait près de 50 % dans les pays à revenu élevé. Ces mêmes dirigeants avaient constaté le 1er juin dernier l’échec de la campagne de vaccination dans les PED, malgré la mise en place de mécanismes tels que Covax, et avaient appelé les Etats à « un nouvel engagement pour assurer l’équité vaccinale et vaincre la pandémie », fondé sur une augmentation de l’aide internationale et sur l’accélération des « négociations en vue de trouver une solution pragmatique en matière de propriété intellectuelle ». La question d’une dérogation aux règles de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) est en effet examinée à l’OMC depuis plusieurs mois, sans que les négociations aient permis pour l’heure de réelles avancées. Parmi les principaux obstacles à la diffusion du vaccin, figurent les règles protégeant les brevets pharmaceutiques des principales entreprises qui le produisent, aucun laboratoire n’ayant accepté la mise en commun de ces brevets. A la veille d’une nouvelle réunion informelle du Conseil des ADPIC début septembre, on peut se demander si le droit international est susceptible de fournir des réponses adéquates à la situation actuelle et aux futures pandémies.

Quelles sont les règles relatives aux brevets pharmaceutiques en situation exceptionnelle ?

L’Accord sur les ADPIC, qui inclut les droits liés aux produits pharmaceutiques, fixe des standards minimaux de protection de la propriété intellectuelle, laissant aux Etats membres la possibilité de les renforcer dans leurs relations mutuelles. Un brevet ou une licence ne peut être utilisé qu’après autorisation de son détenteur qui bénéficie de l’exclusivité de son utilisation. Le laboratoire Teva a tenté par exemple au début de 2021 de conclure un accord avec des sociétés pharmaceutiques pour accélérer la production du vaccin, sans succès. Face à une pandémie telle que celle de la Covid-19, l’une des principales difficultés concerne à la fois les capacités de production de vaccins nécessaires simultanément à tous les pays, ainsi que le prix élevé de ces produits, de ce fait difficilement accessibles à de nombreux Etats.

Face aux difficultés d’accès aux traitements contre le SIDA, la conférence ministérielle de l’OMC avait adopté le 14 novembre 2001 la Déclaration de Doha sur l’Accord sur les ADPIC et la santé publique visant à interpréter cet accord de façon favorable à l’action internationale de réponse aux épidémies. Elle favorisait en particulier une interprétation large de l’article 31 prévoyant la possibilité d’utilisation de l’objet d’un brevet, grâce à l’adoption de licences obligatoires, sans l’autorisation du détenteur du droit, dans « des situations d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence ou en cas d’utilisation publique à des fins non commerciales ». A la suite de ce premier pas, le Conseil général adoptait en 2005 un nouvel article 31 bis, entré en vigueur le 1er janvier 2017, qui ouvre la possibilité pour un Etat de prendre des licences obligatoires non pas pour répondre à la demande nationale, mais en vue de l’exportation des traitements dans un Etat incapable de les produire. En vertu de ce dispositif, plusieurs Etats tels que l’Allemagne, Israël, les Etats-Unis et le Canada ont annoncé vouloir prendre des licences obligatoires pour les vaccins contre la Covid-19.

Ce dispositif apparaît néanmoins peu adapté à la situation actuelle pour différentes raisons. Manifestement aucun Etat n’a la capacité de produire seul le vaccin nécessaire à toute sa population ; il semble donc difficile qu’il s’engage à le produire en vue de l’exportation vers des PED dans des délais brefs. De plus, en présence d’une pandémie qui frappe quasi-simultanément tous les continents, la mise en œuvre de l’article 31 bis peut s’avérer complexe : un vaccin à ARN messager est par exemple protégé par environ 80 brevets, ce qui implique un long délai avant de pouvoir recourir aux licences obligatoires. Très peu d’Etats disposent des infrastructures et des technologies nécessaires à cette production, ce qui implique aussi la collaboration des sociétés pharmaceutiques pour le transfert de ces technologies.

En outre, même si l’Accord sur les ADPIC prévoit des dispositions en cas d’urgence, beaucoup d’accords de commerce bilatéraux contiennent des clauses dites « ADPIC-plus » qui visent à renforcer la protection de la propriété intellectuelle en entravant notamment l’utilisation de licences obligatoires. La question de la diffusion des données de test dans la fabrication des vaccins est aussi centrale ; l’article 39 § 3 de l’Accord sur les ADPIC ouvre la possibilité de divulgation de ces données en vue de la « protection du public », mais plusieurs traités de libre-échange l’excluent expressément.

Où en est-on des propositions de dérogation aux droits de propriété intellectuelle ?

En octobre 2020 une proposition de dérogation (document IP/C/W/669) à l’accord sur les ADPIC pour la production du vaccin contre la Covid-19 a été présentée par l’Inde et l’Afrique du Sud et est actuellement soutenue par une soixantaine d’Etats membres de l’OMC, y compris les Etats-Unis et la Chine. Elle devait porter sur plusieurs règles de l’Accord, devait être instaurée pour une durée déterminée et révisée annuellement. Certains Etats (parmi lesquels les pays européens et le Japon) se sont montrés hostiles à la levée temporaire des brevets, considérant que les règles de la propriété intellectuelle sont suffisamment flexibles, ne constituent pas le principal obstacle à la diffusion du vaccin contre la Covid-19 et que le coût des vaccins est lié au financement de la R&D, indispensables à leur évolution.

Les coauteurs ont en conséquence présenté une proposition révisée (document IP/C/W/669/Rev.1) en juin. Tenant compte des discussions qui se sont déroulées à l’OMC, elle définit plus précisément les types de produits visés et précise davantage les limites temporelles de la dérogation, dont la prolongation doit être décidée par le Conseil général et qui ne peut en aucun cas rester en vigueur au-delà de la période de circonstances exceptionnelles.

Les membres de l’OMC ont décidé de s’engager dans un processus de négociation fondé sur des textes à partir des réunions informelles de juin et juillet, au cours desquelles ils ont également examiné une proposition (document IP/C/W/681) de l’Union européenne qui vise surtout à faciliter le recours aux règles actuelles relatives aux licences obligatoires de l’Accord sur les ADPIC. Les positions restent ainsi pour le moment divergentes, y compris au sein de l’Union européenne où le Parlement européen a voté le 10 juin une résolution favorable à une levée temporaire des droits de propriété intellectuelle sur les vaccins contre la Covid-19 (en désaccord avec la Commission européenne).

Quelles perspectives pour remplacer la logique de l’exception ?

Si une dérogation aux droits de propriété intellectuelle sur les vaccins contre la Covid-19 semble utile à court terme, elle ne serait probablement pas suffisante car elle reste liée à une conception de la santé publique en tant que motif légitime d’exception ou de dérogation aux règles du commerce international. Or une production efficace de ce vaccin nécessite aussi une coopération qui s’étend au-delà de l’utilisation du droit lié au brevet et concerne notamment les transferts technologiques, de données… De plus, la logique des circonstances exceptionnelles implique que l’on attende que celles-ci soient constituées pour adopter des mesures censées y répondre strictement. Alors que dans la perspective de nouvelles pandémies, la recherche, le développement et la diversification des capacités de production des vaccins et des traitements médicaux s’inscrivent sur le long terme. Les rapports récents de l’OMC et de l’OMS soulignent qu’en raison de l’interdépendance entre tous les membres, tant que les populations des différents continents n’auront pas été largement vaccinées, il faut s’attendre à des conséquences négatives pour tous, liées notamment à l’émergence de nouveaux variants.

L’organe de règlement des différends de l’OMC s’est montré récemment favorable à la prise en compte de la priorité des enjeux de santé publique face aux droits de propriété intellectuelle (cf Australie – Certaines mesures concernant les marques de fabrique ou de commerce, les indications géographiques et autres prescriptions en matière d’emballage neutre applicables aux produits du tabac et à leur emballage, rapport de l’Organe d’appel du 9 juin 2020, aff. WT/DS435/AB/R, WT/DS441/AB/R), mais ce cadre juridique a ses limites qui ne permettent pas tout à fait de s’inscrire dans une perspective de soutien mutuel avec les différentes règles internationales ayant vocation à protéger la santé – parmi lesquelles figure l’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

Face à cette fragmentation des régimes juridiques traitant la santé publique tantôt en tant que droit à protéger, tantôt en tant qu’exception, le Président français appelait en mai 2020 à faire du vaccin contre la Covid-19 un « bien public mondial » qui « n’appartiendra à personne, mais nous appartiendra à tous ». Quinze mois plus tard, force est de constater que ce type de propos n’a pas reçu de traduction juridique. Pourtant des initiatives existent afin d’articuler les intérêts inhérents aux régimes juridiques des droits humains, du commerce, des droits de propriété intellectuelle et de protection de la santé publique. Un groupe d’experts de l’OMS a par exemple élaboré un projet de convention internationale en 2012 visant à concilier le développement économique et l’accès équitable aux produits de santé (Research and Development to Meet Health Needs in Developing Countries: Strengthening Global Financing and Coordination) : pour certaines maladies, il propose la création d’un mécanisme de financement international qui fixerait les priorités en matière de financement de la recherche pharmaceutique et faciliterait le transfert de technologie ainsi que le développement de capacités locales. Il se fonderait sur le principe de dissociation du prix final du médicament par rapport aux coûts de R&D. Alors que les possibilités de conclure une convention multilatérale semblent faibles, les instruments de droit souple ont démontré leur capacité à orienter l’interprétation du droit existant ou à le compléter, en jetant les bases d’une évolution prochaine de ce droit ; la Déclaration de Doha elle-même en est un bon exemple. En ce sens, le rapport du Groupe de haut niveau du Secrétaire général des Nations Unies sur l’accès aux médicaments de 2016 recommandant la mise en place d’un code international pourrait constituer une source d’inspiration pour une action multilatérale dont le centre de gravité pourrait se déplacer à l’OMS.

La voie du soutien mutuel (« mutual supportiveness ») mérite d’être explorée alors que le temps joue contre une sortie de la crise sanitaire et qu’en l’absence d’une prise de conscience qui se traduirait dans un véritable tournant – y compris au niveau du droit – tout porte à croire que cette situation puisse se reproduire prochainement, pour finalement ne plus être constitutive de « circonstances exceptionnelles ».

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