Par Romain Rambaud, Professeur de droit public, Université Grenoble-Alpes, spécialiste de droit électoral (https://blogdudroitelectoral.fr)

L’abstention au premier tour des élections départementales et régionales de juin 2021 a battu un record absolu. Si celle-ci s’explique par des considérations multiples, il faut se garder de considérer que le droit ne pourrait rien y faire. Au contraire, celui-ci pourrait être central dans la lutte contre la désaffection démocratique… à condition que les gouvernants le veuillent bien.

Dimanche dernier, l’abstention aux élections départementales et régionales a connu un nouveau record. Est-ce une surprise ?

Avec 66,74 % d’abstention au premier tour, soit une participation historiquement faible de 33,26 %, les élections départementales et régionales ont battu un nouveau record de démobilisation électorale. Il s’agit d’une diminution d’environ 17 points par rapport aux élections régionales de décembre 2015, où la participation avait été de 49,9 % au premier tour et de 58,41 % au second tour : un sursaut alors lié à la spécificité de la configuration politique de l’époque qui pourrait ne pas se reproduire cette année, les risques de victoire du RN étant moins nombreux et le second tour se tenant le 27 juin, en plein été. Ce niveau d’abstention n’est pourtant pas une surprise : c’était même cousu de fil blanc. Tout d’abord, de manière générale, la participation électorale est en baisse constante : l’abstention était déjà de 53,67 % au premier tour des élections régionales de 2010, contre 39,16 % seulement en 2004. Ensuite, il y a des raisons multiples à cette désaffection populaire, avec la remise en cause des clivages politiques traditionnels, la crise des partis politiques, la méfiance vis-à-vis de la démocratie représentative, une mauvaise connaissance des enjeux dans le cadre de régions récemment agrandies, etc. Enfin, et c’est un facteur que certains ont voulu oublier beaucoup trop rapidement, ces élections ont été reportées à la fin du mois de juin en fin de crise sanitaire, de sorte qu’elles en portent encore l’empreinte. Le souligner replace les choses en perspective : la participation aux élections municipales avait elle aussi baissé de 18 points environ le 15 mars 2020 (55,34 % d’abstention) et plus encore le 28 juin 2020 alors même qu’on se trouvait à la sortie de la première vague (58,4 % d’abstention). Les élections départementales et régionales se situent donc dans le même ordre de grandeur. Est-ce seulement un hasard ? De ce point de vue, la situation des élections territoriales de 2021 en France contraste avec celle d’autres pays européens, qui ont organisé leurs élections en adaptant davantage leur système électoral : 53,5 % de participation en Catalogne en février 2021 (vote par correspondance facilité), 64 % de participation en Allemagne en mars 2021 en Bade-Wurtemberg et en Rhénanie-Palatinat (vote par correspondance), 63,5 % en Écosse en mai 2021 (vote par correspondance) parmi d’autres élections locales au Royaume-Uni, 60 % de participation en Allemagne en juin 2021 en Saxe-Anhalt (vote par correspondance), 55 % de participation aux élections locales en Finlande en juin 2021 (vote à distance facilité).

La crise de la Covid-19 explique donc selon vous cette désaffection ?

Pas exclusivement, bien entendu, et il faut laisser aux politologues et aux sociologues le soin de mieux expliquer ce phénomène dans toutes ses dimensions. Cependant, il ne faudrait pas sous-estimer deux facteurs qui ont participé à ce désastre démocratique liés à la crise sanitaire, dont on n’a en France pas assez pris la mesure : l’absence de consensus politique sur une adaptation de nos modalités de vote (vote par anticipation et/ou vote par correspondance) d’une part, qui n’a pas permis aux électeurs de disposer de modalités facilitées d’expression du suffrage en cette période estivale et de déconfinement propice à d’autres activités, et l’absence d’adaptation de nos règles de campagne électorale d’autre part. Sur ce point, on peut penser que les très grandes difficultés à faire campagne de manière générale en France à cause de règles très restrictives (affichage limité aux panneaux officiels et aux panneaux d’expression libre, interdiction de toute publicité commerciale sur les réseaux sociaux et dans la presse quotidienne régionale), associées aux difficultés propres à la période (gestes barrières, meetings limités et tardifs) ont affecté la capacité des candidats à porter leurs propositions dans le débat public et à susciter de l’intérêt pour les enjeux propres de ces élections locales, départementales et régionales. Cela explique sans doute également la prime aux sortants, qui ont pu bénéficier de l’exposition de l’action de leur collectivité, notamment en période de crise, à la différence de leurs challengers. C’était prévisible. Au demeurant, les dysfonctionnements dans l’envoi de la propagande électorale, en cette période particulière, n’ont fait qu’aggraver les choses. Enfin, l’absence de campagne locale forte a conduit à une nationalisation importante de ce scrutin et à une focalisation, au moins au sein des rédactions parisiennes (et sans doute des états-majors), sur des enjeux plus lointains que les départementales et régionales, notamment l’élection présidentielle de 2022. Au niveau national, la campagne se jouait sur des questions stratégiques très éloignées des compétences des collectivités et de leur action quotidienne auprès des électeurs, ce qui a pu alimenter le désintérêt, faute pour ces derniers de comprendre à quoi correspondent les politiques publiques concrètes prises en charge à ce niveau. De manière plus générale, on peut penser que le refus de la France de s’adapter à la crise a donné à voir au public la mauvaise image d’un régime représentatif replié sur lui-même, plus soucieux de la reproduction des procédures de sélection de ses dirigeants élus que de l’inclusion du plus grand nombre possible d’électeurs.

À l’inverse, le droit pourrait-il arranger les choses ?

Dans une certaine mesure, peut-être vaut-il mieux s’éloigner en effet des explications globalisantes et s’intéresser à des dispositifs concrets qui peuvent arranger les choses en partie. Bien entendu, la solution la plus maximaliste consiste à instaurer un vote obligatoire, qui mécaniquement fait baisser l’abstention. Celui-ci est pratiqué dans une vingtaine de pays dans le monde (en Europe la Belgique, le Luxembourg, le Liechtenstein et la Grèce, au-delà l’Australie et le Brésil) mais il pose des questions de principe très lourdes concernant le principe de liberté du vote et est plutôt en perte de vitesse (abandon aux Pays-Bas, en Italie, au Guatemala, en République Dominicaine, au Chili, à Chypre, etc.). D’autres solutions sont possibles. On l’a déjà dit, l’adoption de modalités de vote permettant de faciliter l’expression du suffrage telles que le vote par anticipation ou le vote par correspondance ont bien fonctionné pendant la crise sanitaire (par ex. en Allemagne, Corée du Sud, Etats-Unis, Espagne, Pays-Bas) et peuvent attirer un public plus mobile et plus jeune. La tradition du vote le dimanche pourrait aussi être discutée (on vote par exemple en semaine au Royaume-Uni et aux Pays-Bas). La libération des campagnes électorales pourrait être une solution, alors que ces dernières contribuent à mobiliser l’électorat, et ceci quand bien même cela supposerait de secouer les réticences traditionnelles. On pourrait également songer à une reconfiguration des calendriers électoraux, notamment au regroupement d’élections, solution dont les résultats ne sont pas garantis comme le montre l’exemple du double scrutin départementales/régionales ; cependant peut-être y-a-t-il eu trop d’élections en France ces dernières années (présidentielle et législatives en avril-mai-juin 2017, européennes en 2019, municipales en mars et juin 2020, départementales et régionales en 2021). Plusieurs solutions sont possibles : la présidente de la commission des lois propose de regrouper la présidentielle et les législatives, le Conseil d’État proposait en 2018 de regrouper toutes les élections locales. Peut-être serait-il possible d’envisager trois temps : l’élection présidentielle puis les élections législatives (élections nationales), les élections municipales et départementales (élections de proximité), et les élections européennes et régionales (pour éviter de nationaliser les élections locales). Plus généralement, le plus important pour mobiliser les électeurs est sans doute l’enjeu, les Français montrant qu’ils se déplacent quand il existe un véritable enjeu, à savoir sous la Vème République pour l’élection présidentielle. Cela signifie que la participation aux élections locales dépend de l’intensité de la décentralisation, comme le montrent les exemples de la Corse et de Mayotte. Enfin, on peut penser sur le plan de la symbolique politique que le jour où le régime représentatif français cessera de se replier sur lui-même en renforçant la démocratie directe plus encore que participative, il arrivera davantage à convaincre de son caractère véritablement démocratique.

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