Par Haritini Matsopoulou, Professeur de droit privé à l’Université Paris-Saclay, Expert du Club des juristes

[Rappel des faits présenté par le Club des juristes] Le mercredi 13 janvier dernier, le parquet général près la Cour de cassation a demandé l’ouverture d’une information judiciaire visant le garde des Sceaux pour des soupçons de « prise illégale d’intérêts », par la Cour de justice de la République, après l’avis favorable rendu vendredi 8 janvier par sa commission des requêtes, composée de hauts magistrats. Cette information judiciaire faisait suite aux plaintes déposées par l’association Anticor et trois syndicats de magistrats (SM, USM, Unité magistrats SNM FO) qui reprochent au ministre de la justice un « conflit d’intérêts ». Les plaintes déposées pointent les poursuites administratives ordonnées contre deux magistrats du parquet national financier (PNF) ayant examiné, notamment, des facturations téléphoniques détaillées de plusieurs avocats, dont celle d’Eric Dupond-Moretti. Une plainte reproche également au garde des Sceaux l’ouverture d’une enquête administrative à l’encontre du juge Edouard Levrault, qui avait indiqué, après la fin de ses fonctions comme juge d’instruction à Monaco, avoir subi des pressions. Eric Dupond-Moretti était à l’époque des faits l’avocat d’un des policiers mis en examen par ce magistrat et avait critiqué les méthodes du juge.

Il n’en reste pas moins que le fait de perquisitionner le ministère de la Justice n’est pas anodin et que cela se produit très rarement – Ce fut le cas en 2007, dans le cadre de l’enquête sur la mort du juge Borrel en 1995 à Djibouti, ainsi qu’en 2001, dans un dossier de favoritisme concernant la construction d’un tribunal à Fort-de-France. De même, le calendrier peut surprendre, les perquisitions étant généralement menées en début d’enquête.

Des politiques de tous bords, comme l’entourage du ministre, ont critiqué la gravité de cette procédure et, notamment, son caractère disproportionné par rapport aux faits reprochés. En effet, les enquêteurs ont saisi une masse colossale d’informations : les échanges d’e-mails entre le cabinet du ministre et Matignon ; les téléphones portables du ministre de la justice, de la directrice de cabinet de ce dernier et de son adjoint ; et l’ordinateur du directeur des affaires criminelles et des grâces (DACG).

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La perquisition effectuée au ministère de la justice le 1er juillet 2021 permet d’abord de s’interroger sur les règles applicables à une telle opération. Puis, les modalités d’exécution de la perquisition suscitent un certain nombre d’interrogations, quant à l’étendue des droits des enquêteurs et aux obligations pesant sur l’autorité judiciaire.

Une perquisition a été effectuée au ministère de la Justice dans le cadre de l’information judiciaire ouverte pour « prise illégale d’intérêts ». Une telle opération est-elle soumise à des règles particulières ?

Le législateur n’a pas adopté un dispositif spécifique applicable aux perquisitions effectuées au sein de l’Assemblée nationale, du Sénat ou d’un ministère. Dans le silence des textes, il est admis que si une telle opération doit être réalisée dans l’enceinte d’une assemblée parlementaire, il ne peut y être procédé qu’avec la permission du président de l’assemblée intéressée. Quant aux locaux d’un ministère, aucune disposition législative ou constitutionnelle ne fait obstacle à que ces lieux fassent l’objet d’une perquisition. Dans cette hypothèse, les règles générales prévues par le Code de procédure pénale pourront recevoir application.

Dans le cadre d’une information judiciaire, des perquisitions peuvent avoir lieu coercitivement chez les personnes qui paraissent avoir participé à l’infraction ou détenir des pièces, informations ou objets relatifs aux faits incriminés. Comme la Cour de cassation l’a clairement affirmé, il n’est pas nécessaire qu’il existe à l’encontre de la personne au domicile de laquelle a lieu la perquisition des indices de participation à l’infraction (Crim. 27 janv. 1987, n° 86-93.278, Bull. crim. n° 41).

A la différence d’une enquête de flagrance ou préliminaire, l’autorité judiciaire (juge d’instruction), saisie de l’affaire, peut procéder elle-même à des perquisitions (art. 92 C. proc. pén. ).

Selon les informations communiquées, la perquisition effectuée dans les locaux du ministère de la justice a été réalisée par « les trois magistrats de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République », qui est seule compétente pour juger les crimes ou délits commis par les membres du gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions, assistés d’« une vingtaine d’enquêteurs de la section de recherche de la gendarmerie de Paris ».

Ces opérations sont soumises aux heures légales prévues par l’article 59 du Code de procédure pénale ; en particulier, elles ne peuvent avoir lieu avant 6 h du matin ou après 21 h. Cependant, une perquisition, ayant débuté pendant les heures légales (par exemple à 9 h du matin), peut se dérouler et s’achever après 21 h (par exemple, « vers minuit »).

S’agissant des formalités requises, les opérations en cause doivent avoir lieu en présence de l’occupant des lieux ou, en cas d’impossibilité, d’un représentant de son choix ou de deux témoins de « régularité ».

A la différence des enquêtes administratives qui sont effectuées sur autorisation du juge des libertés et de la détention en matière de concurrence, boursière ou fiscale, la présence d’un avocat n’est pas prévue par les dispositions du Code de procédure pénale applicables aux enquêtes policières et judiciaires. Il est à noter que le projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire vise à introduire une telle garantie.

L’autorité judiciaire, qui procède à une perquisition, a « l’obligation de provoquer préalablement toutes mesures utiles pour que soit assuré le respect du secret professionnel et des droits de la défense » (art. 96, al. 3, C. proc. pén.). En outre, elle est tenue au secret de l’enquête et de l’instruction (art. 11 C. proc. pén.), principe directeur du procès pénal, qui tend à protéger la présomption d’innocence.

Selon les informations communiquées par la presse, la perquisition au sein du ministère aurait duré environ quinze heures. En outre, l’avocat de M. le garde des Sceaux a déclaré que les enquêteurs avaient souhaité ouvrir de vieux coffres-forts dont personne n’avait la clef, ce qui a nécessité « des interventions avec des perceuses et meuleuses pour découvrir qu’il n’y avait rien à l’intérieur ».  Que pensez-vous de la régularité de cette opération ?

Le législateur n’a prévu que les heures pendant lesquelles une perquisition peut être commencée ; en revanche, il n’a pas fixé la durée de cette opération. Comme il a été précédemment indiqué, dès lors que celle-ci a débuté après 6 h du matin, elle peut se poursuivre et s’achever après 21 h.

De la notion même de perquisition telle qu’elle a été précisée par la jurisprudence, il découle que les lieux susceptibles de faire l’objet de cette opération sont les domiciles, ou plus précisément les lieux privés, peu important que ces derniers soient occupés par le suspect ou par un tiers. Quant à l’étendue des droits des enquêteurs, la jurisprudence adopte une conception large en les autorisant à perquisitionner aux dépendances d’une demeure se trouvant à proximité des locaux principaux, au garage d’une maison, à une grange, une cave ou un grenier, à la terrasse d’un appartement, à une cour ou un parc à ferraille attenant à une habitation, voire à un terrain dépendant du domicile d’un particulier.

Toutefois, s’agissant d’une mesure restrictive de liberté, particulièrement attentatoire à la vie privée, une perquisition doit satisfaire aux critères de nécessité ou de proportionnalité, consacrés aussi bien par la jurisprudence européenne que constitutionnelle. En particulier, pour les juges européens, les ingérences de l’autorité publique liées à certaines mesures coercitives d’investigation ne peuvent être admises que si, poursuivant un but légitime, elles apparaissent « nécessaires dans une société démocratique » (CEDH, 29 mars 2005, Matheron c/ France, § 34) ou encore s’il existe « un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (CEDH, 21 mai 2002, Peltier c/ France, § 35). Ainsi, la Cour de Strasbourg a jugé que les modalités d’exécution d’une perquisition dans le cabinet d’un avocat méconnaissaient le principe de proportionnalité ; c’est qu’en effet, le mandat judiciaire était trop large, la publicité excessive a porté atteinte à la réputation de l’avocat, la fouille a pu empiéter sur le secret professionnel à un degré disproportionné (CEDH, 16 déc. 1992, Niemietz c/ Allemagne).

Quant au Conseil constitutionnel, il a déclaré que « les restrictions que [certaines mesures d’investigation] apportent aux droits constitutionnellement garantis [doivent être] nécessaires à la manifestation de la vérité » et « proportionnées à la gravité et à la complexité des infractions commises » (Cons. const., 2 mars 2004, n° 2004-492 DC, § 6).

Et dans le prolongement de la jurisprudence constitutionnelle, le principe de proportionnalité a été expressément consacré par l’article préliminaire du Code de procédure pénale qui affirme, dans son paragraphe III, que les mesures de contraintes, dont la personne suspectée ou poursuivie peut faire l’objet, « doivent être strictement limitées aux nécessités de la procédure, proportionnées à la gravité de l’infraction reprochée et ne pas porter atteinte à la dignité de la personne ».

Il appartient donc aux membres de l’autorité judiciaire et aux fonctionnaires de police de respecter scrupuleusement ces critères. Comme M. Desportes et Mme Lazerges-Cousquer l’ont très justement écrit, « le Code de procédure pénale comporte d’innombrables rappels, à l’attention des magistrats et de la police judiciaire, de l’exigence de proportionnalité, mettant en évidence que le seul respect des conditions légales de mise en œuvre d’une mesure ne suffit pas à en assurer la légalité » (Traité de Procédure pénale, 4e éd., Economica, 2015, n° 267).

Il semble que les enquêteurs ont saisi, au cours de cette perquisition, « un certain nombre de documents et effectué de très nombreuses copies informatiques » ; en outre, « plusieurs téléphones portables, dont un appartenant au ministre », ont été saisis. De telles opérations sont-elles valables ? 

L’article 97 C. proc. pén. autorise la saisie des objets, documents ou données informatiques nécessaires à la manifestation de la vérité. Plus précisément, s’agissant de la saisie des données informatiques, il y est procédé en plaçant sous main de justice soit le support physique de ces données, soit une copie réalisée en présence des personnes qui assistent à la perquisition. Si les nécessités de l’instruction ne s’y opposent pas, copie ou photocopie des documents ou des données informatiques placés sous main de justice peuvent être délivrées à leurs frais, dans le plus bref délai, aux intéressés qui en font la demande.

On pourra faire observer que, dans l’hypothèse des « saisies globales » de données informatiques effectuées par les agents de certaines administrations investis de pouvoirs de police judiciaire, il a été décidé qu’il appartient au premier président de la cour d’appel, statuant sur les recours exercés contre le déroulement de telles opérations, de rechercher si les pièces et supports informatiques, dont la saisie est contestée, sont ou non couverts par le secret professionnel entre un avocat et son client (Crim. 24 avril 2013, Bull. crim. no 102). Lorsque le premier président constate que des correspondances saisies relèvent de la protection de ce secret et alors que la violation de ce dernier intervient dès que le document est saisi par les enquêteurs, il doit annuler la saisie de ces pièces. Cependant, ces annulations n’entraînent pas « la nullité de l’ensemble des opérations » (Crim. 18 janv. 2011, nos 10-11.778 et 11.777; Crim. 11 déc. 2013, no 12-86.427; Crim. 14 oct. 2015, nos 14-83.300 et 14-83.302), ce qui est regrettable.

Quant aux données contenues dans un téléphone portable, il a été jugé que le droit de ne pas s’auto-incriminer ne s’étend pas à ces données que l’on peut obtenir de la personne concernée en recourant à des pouvoirs coercitifs mais qui existent indépendamment de la volonté de l’intéressé (Crim. 10 déc. 2019, n° 18-86.878).

Il appartient, en tout cas, à l’autorité judiciaire de respecter les principes à valeur constitutionnelle de nécessité et de proportionnalité, qui s’appliquent aussi aux saisies, comme à tout acte coercitif. Cela signifie donc que seuls les objets, documents ou données informatiques, qui ont un lien avec les infractions faisant l’objet de l’information judiciaire, peuvent être saisis.

Selon les informations communiquées par la presse, les enquêteurs ont saisi le téléphone portable du ministre de la Justice ainsi que l’ordinateur du directeur des affaires criminelles et des grâces. Il est évident que ces « saisies globales » peuvent porter sur des données qui n’ont aucun lien avec l’affaire dont la justice est saisie. Ces données peuvent concerner des informations confidentielles relatives au fonctionnement de la justice ou au signalement de certaines « affaires sensibles » à la Chancellerie ; d’autres informations peuvent être couvertes par le secret des correspondances entre l’avocat et son client ou relever de la vie privée du garde des Sceaux.

N’y a-t-il alors aucune limite au droit de saisir ?

Pourtant, la juridiction d’instruction est soumise au principe de la saisine in rem, ce qui lui interdit d’enquêter sur des faits n’ayant aucun rapport avec ceux dont elle est saisie. De plus, et surtout, il lui appartient de respecter le principe de proportionnalité de l’ingérence au but légitime recherché, afin que les articles 6 (droit à un procès équitable) et 8 (droit au respect de la vie privée) de la Convention européenne des droits de l’homme ne soient pas méconnus. On rappellera, à cet égard, que les juges européens imposent, au visa de ces articles, qu’il soit recouru à des mesures garantissant la proportionnalité de l’atteinte aux droits correspondants et que les personnes concernées puissent être dûment informées des documents saisis, contester les opérations devant un juge et obtenir au besoin la restitution des pièces. Il est à noter que la Cour de Strasbourg est particulièrement sensible aux saisies de correspondances entre avocats et clients (CEDH, 2 avr. 2015, n° 63629/10 et 60567/10, Vinci Construction et GTM c/ France ; CEDH, 1re sect., 3 sept. 2015, n° 27013/10, Sérvulo & Associados et a. c/ Portugal ; v. aussi : CEDH, 16 avr. 2002, n° 37971/97, Colas Est et a. c/ France).

Sans aucun doute, la jurisprudence européenne se montre très réservée à l’égard des « saisies globales », dont l’ampleur peut être disproportionnée lorsqu’elles s’appliquent à des données informatiques.

Voir aussi à propos de la mise en examen de Éric Dupond-Moretti :

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