Par Jean-Jacques Urvoas – Ancien garde des Sceaux – Professeur de droit public à l’Université de Brest
Le 8 juin prochain, dans le cadre d’une journée dont l’ordre du jour est maîtrisé par les groupes minoritaires, l’Assemblée nationale va examiner une proposition de loi « d’abrogation de la réforme des retraites portant l’âge légal de départ à 64 ans ». Ce rendez-vous, qui semble être l’un des derniers recours de l’opposition après le rejet, mercredi 3 mai, de la seconde demande de Référendum d’Initiative Partagée (RIP) par le Conseil constitutionnel, a justifié que l’intersyndicale décide d’organiser le 6 juin sa prochaine journée d’action destinée à permettre « à l’ensemble des salariés de se faire entendre des parlementaires ».

Une proposition de loi peut-elle en abroger une autre ?

Juridiquement, ce qu’une loi a fait, une loi peut le défaire. La règle est simple tout comme l’article 1 de la proposition de loi déposée le 25 avril dernier par Bertrand Pancher président du groupe parlementaire Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires (LIOT) qui se contente d’affirmer : « La loi n° 2023‑270 du 14 avril 2023 de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 est abrogée ».

Mais le droit n’est ici qu’un paravent, la démarche poursuivant essentiellement un objectif politique. Cette initiative d’un groupe de vingt députés qui a fait le choix de « s’inscrire dans une opposition républicaine, libre, indépendante et responsable » selon les termes de sa déclaration politique fondatrice a en effet pour seule ambition de démontrer que le gouvernement ne dispose d’aucune majorité à l’Assemblée approuvant sa réforme des retraites.

Il va ainsi contraindre Élisabeth Borne à revenir dans l’hémicycle du Palais Bourbon, offrant à nouveau aux oppositions une occasion de démontrer leur détermination. Après avoir échappé à la censure le 20 mars 2023, le gouvernement est donc condamné à endurer une nouvelle station d’un chemin de croix parlementaire déjà bien cuisant.

Quelles sont les modalités d’adoption d’une telle proposition de loi et quelles en seraient les conséquences sur la réforme des retraites ?

L’enjeu ne réside pas dans l’issue tant celle-ci est prévisible : cette proposition de loi ne sera jamais adoptée. La manœuvre est en effet complexe et recèle trois chausse-trappes.

Certes, la majorité à atteindre est plus accessible que dans le cadre de la discussion d’une motion de censure. Il suffira en effet qu’au moment du vote, ceux qui approuvent le texte soient plus nombreux que ceux qui s’y opposent. Dans le cas d’espèce en effet, nul besoin d’une majorité calculée sur le nombre total des parlementaires, ne compteront que les présents (et les délégations de vote).

Mais comme le texte est inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée dans le cadre d’une « niche parlementaire », il devra être impérativement adopté avant minuit. Dès le lendemain, en effet, le gouvernement récupère la maîtrise des séances. Dans ces conditions, il est probable que l’exécutif et ses soutiens ne rechigneront pas à utiliser quelques techniques destinées à empêcher que le vote puisse intervenir dans les délais. Depuis le début de la législature, le cas s’est déjà présenté par exemple le 24 novembre 2022, quand le groupe LFI n’est pas parvenu à faire examiner sa proposition de loi de réintégration des soignants non-vaccinés. L’obstruction changea de camp puisque ce furent les élus du parti présidentiel qui multiplièrent les rappels au règlement, les demandes de suspensions de séance et qui organisèrent le dépôt de dizaines d’amendements.

Mais même si les oppositions parvenaient à être majoritaires, la démarche trébuchera au Sénat. Comme ni le gouvernement, ni Gérard Larcher ne l’inscriront à l’ordre du jour et comme la niche du groupe socialiste est programmée dès le 15 juin, ce qui se révélerait trop tôt pour accueillir le texte (il est impossible que la commission des affaires sociales étudie le texte aussi vite), il faudra attendre l’automne pour retrouver une fenêtre de l’agenda maitrisé par un groupe de gauche.

Et en imaginant que la patience suffise, il faudra encore que le texte soit voté ce qui est improbable en regard du soutien apporté par Bruno Retailleau, président du groupe « Les Républicains » à la réforme gouvernementale. Ite missa est !

Pour autant, les initiateurs de la proposition de loi sont lucides et ne fondent nul espoir sur leur démarche. Dès lors, ils comptent surtout sur le symbole que représenterait un vote positif à l’Assemblée. Un vote qui serait le premier et donc le seul des députés sur la réforme des retraites puisqu’on se souvient que l’engagement du 49.3 avait sauvé l’exécutif d’une délicate épreuve de vérité.

Et il est vrai qu’alors, l’isolement du président de la République serait cruellement souligné tout comme serait gravement altérée la capacité du gouvernement à poursuivre son travail.

Certaines dispositions législatives ont-elles déjà été abrogées par une proposition ou un projet de loi ?

Aussi méconnu que cela puisse paraître, il est probable que le Parlement abroge bien plus de loi qu’il n’en adopte. Ou plus exactement, il est permanent que l’Assemblée et le Sénat approuvent des textes dont nombre de dispositions sont en réalité des abrogations. En effet, notamment en matière fiscale, la réécriture d’un article implique nécessairement son abrogation dans sa rédaction antérieure. Ainsi à bas bruits, tous les ans, des dizaines de textes sont effacés.

Naturellement, il peut aussi arriver que l’exercice soit plus sonore. C’est en général le lot des alternances politiques, les campagnes charriant des promesses en ce sens. Ce fut par exemple le cas du divorce civil que la loi du 21 septembre 1792 instaura avant qu’elle ne soit abrogée par la loi du 8 mai 1816, dite « loi Bonald » avant d’être rétabli par celle du 27 juillet 1884. Ou encore le 9 avril 1986, quand dans sa déclaration de politique générale, le nouveau Premier ministre Jacques Chirac annonça son programme de privatisation de 65 entreprises publiques nationalisées en 1981. Quelques semaines plus tard la loi du 2 juillet 1986 l’engagea. Plus près de nous, la loi du 17 mai 2013 sous le quinquennat de François Hollande abrogea le conseiller territorial souhaité par Nicolas Sarkozy et dont le Parlement avait voté la création par la loi du 16 décembre 2010.

Enfin de manière à la fois plus originale et plus spectaculaire en janvier 2018, le Bureau du Sénat approuva le lancement d’une mission explicitement nommée « Bureau d’Abrogation des Lois Anciennes Inutiles (BALAI) » dont la vocation était d’identifier des « fossiles législatifs » et de les supprimer. Souhaitant contribuer à la réalisation des objectifs constitutionnels de clarté, d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi, la seconde chambre se fixait comme ambition de traquer les dispositions normatives oubliées et devenues sans objet. À la suite d’un premier recensement, une proposition de loi signée par 153 sénateurs, énumérait une liste de 44 lois adoptées entre 1819 et 1940 tombées en désuétude et en un article les abrogeait. On trouvait ainsi des textes concernant le droit d’aubaine, la mort civile, l’implantation des casinos, le trafic de monnaie, les appellations d’origine « Cognac » et « Armagnac », la fraude dans le commerce du beurre et la fabrication de la margarine, l’exercice de la profession de pharmacien, etc.

Déposée le 3 octobre 2018, elle fut ensuite soumise pour avis au Conseil d’État, comme le permet l’article 39 de la Constitution. Ce dernier se limita à souligner qu’il convenait que la suppression des lois concernées se déroule « sans incidence sur l’état du droit applicable ». Puis, elle fut adoptée par les deux assemblées et promulguée le 11 décembre 2019. Une seconde loi « tendant à abroger des lois obsolètes pour une meilleure lisibilité du droit » a suivi le 14 février 2022 supprimant à son tour 114 textes !

Une tâche utile pour la simplification du droit mais hélas, en la matière, il s’agit bien plus d’un flux que d’un stock.

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