Les ministres du Travail de l’Union Européenne ont trouvé un compromis qui durcit la directive sur le détachement des travailleurs, comme le voulait le Président de la République, Emmanuel Macron.

Stéphane de La Rosa, Professeur à l’Université Paris-Est Créteil, décrypte les conséquences de l’accord du Conseil de l’Union du 24 octobre 2017  sur la révision de la directive 96/71 concernant les travailleurs détachés.

« Tous ces compromis illustrent la très grande difficulté à obtenir des avancées dans le sens de l’harmonisation sociale »

Quel est le contenu de la directive 96/71 ? Pourquoi sa  révision s’est-elle imposée ?

Adoptée en 1996, la directive 96/71 relative au détachement a progressivement montré ses insuffisances.

Ce texte a été conçu selon deux logiques dérogatoires, par rapport au droit international privé relatif aux obligations contractuelles et au regard du régime de la libre prestation de services. Sous le premier aspect, les règles sur la loi applicable aux contrats de travail (Règlement dit Rome I) prévoient que le contrat est régi par la loi du pays dans lequel le travailleur accomplit habituellement son travail. Le pays dans lequel le travail est effectué n’est pas réputé changer lorsque le travailleur accomplit son travail temporairement dans un autre pays. Sous l’angle de la prestation de services (article 56 du TFUE), le détachement pourrait, en principe, être envisagé à travers le régime de l’entrave aux échanges et de la justification. Il en découlerait des situations socialement inacceptables pour les travailleurs détachés. L’imposition d’un salaire minimal dans le pays d’accueil (ou des contrôles administratifs) seraient systématiquement considérés comme une entrave aux échanges devant être justifiée.

Pour éviter ces difficultés, la directive 96/71 a fait prévaloir le droit de l’Etat d’accueil, afin d’imposer un socle de conditions de travail et d’emploi et veiller au respect de certaines lois de police. Ce socle renvoie à la durée du travail, aux congés annuels, aux taux de salaire minimal, à la condition de mise à disposition des travailleurs, aux règles de sécurité et à la protection de la femme enceinte.

Depuis presque une décennie, ce régime a néanmoins montré de nombreuses limites. Elles tiennent, tout d’abord, à un accroissement significatif du recours au détachement. Depuis 2010, on observe une hausse de 45% du nombre de détachés, trois Etats (Allemagne, France, Belgique) en accueillent plus de la moitié. Chaque année, près de 2 millions de travailleurs sont en situation de détachement, essentiellement dans la construction, le BTP et les transports. Elles s’expliquent, ensuite, par de nombreux contournements de la directive. Pour éviter d’appliquer la loi de l’Etat d’accueil, l’entreprise qui met à disposition le salarié est tentée de ne pas qualifier l’opération comme un détachement mais comme une prestation de services. C’est alors la loi de l’Etat d’origine qui s’applique, avec des différences salariales majeures. Une autre difficulté tient à la détermination du taux de salaire minimal et l’inclusion des compléments, sous forme de prime ou taux bonifié des heures supplémentaires. Nombreux sont les travailleurs détachés à n’avoir bénéficié du salaire minimal uniquement calculé au SMIC horaire, sans intégrer les compléments auxquels peuvent prétendre les travailleurs nationaux. Ce sont précisément ces divergences qui nourrissent les pratiques de dumping social.

Quelles sont les oppositions à la révision de la directive détachement ?

La révision de la directive 96/71 a été annoncée par la Commission dans son programme pour  2016. Elle s’inscrit dans une volonté plus générale d’approfondir la dimension sociale de l’intégration européenne. Déjà, en 2014, une directive d’exécution (2014/67 relative à l’exécution de la directive 96/71) a été adoptée pour améliorer la mise en œuvre administrative de la directive de base, en identifiant les mesures de contrôle de l’Etat d’accueil pour surveiller le respect des conditions de travail et combattre la pratique des sociétés « boîtes aux lettres ».

Mais le cœur du problème, lié aux différences salariales, n’a pas été abordé jusqu’à la proposition de directive par la Commission du 8 mars 2016 (COM(2016) 128 final). Celle-ci vise essentiellement à modifier (sans l’abroger) la directive 96/71 sous deux aspects. D’abord, en posant une limite temporelle à la durée du détachement: au-delà d’un délai (initialement de 24 mois, puis réduit à 12 mois par voie d’amendements), le caractère temporaire du détachement ne se vérifie plus et il faut considérer que le travailleur accomplit habituellement son travail dans l’Etat d’accueil. Il en résulte que son contrat doit intégralement être soumis au droit social de celui-ci. Ensuite, en retenant la notion de rémunération minimale et non celle de salaire minimal. Le salaire versé au travailleur détaché doit être calculé au regard de l’ensemble des dispositions contraignantes dans l’Etat, que le fondement de la rémunération se trouve dans la loi, le règlement ou des conventions collectives déclarées d’application générales. Cette nouvelle formulation, permet, en principe, d’aboutir à une égalisation des conditions de rémunération des travailleurs détachés, avec toutefois des cotisations sociales qui demeurent en principe versées dans l’Etat d’origine.

La proposition a soulevé de nombreuses réserves. Plusieurs Etats y ont vu une atteinte à leurs compétences. 14 chambres parlementaires (Roumanie, Rep. Tchèque, Pologne, Lituanie, Hongrie, Danemark, Lettonie, Bulgarie, Estonie et Slovaquie) ont transmis, en vertu du Protocole n° 2 relatif au principe de subsidiarité, des avis motivés concluant à l’incompatibilité de la proposition. Ces avis ont conduit à déclencher la procédure dite de « carton jaune », obligeant la Commission à réexaminer sa proposition. Malgré ces levées de boucliers, il faut saluer la détermination de celle-ci, qui a maintenu une proposition contenant une nouvelle détermination du salaire du travailleur détaché (com 20 juillet 2016 (COM (2016) 505 final).

Pourquoi l’accord obtenu au Conseil est-il décisif ?

Les réserves parlementaires nationales pouvaient légitimement faire craindre l’absence d’un accord sur la proposition de révision. L’adoption de la directive repose sur la procédure législative ordinaire. Elle nécessite, outre un vote majoritaire du Parlement européen, un vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil, soit la nécessité de réunir 55% des Etats en faveur de la proposition (16 sur 28) et que ceux-ci représentent au moins 65% de la population de l’UE. Le fait que 11 Etats aient cherché à bloquer la proposition hypothéquait sensiblement les chances d’un accord.

Aussi, il faut certainement saluer l’accord de la formation santé et affaires sociales du Conseil du 24 octobre, obtenu avec le refus de 4 Etats (Pologne, Hongrie, Lettonie, Lituanie) et l’abstention de trois autres (RU, Irlande, Croatie). L’implication du Président français aura été ici essentielle : au terme d’une visite menée fin août en Europe de l’Est, des Etats initialement réfractaires (Bulgarie, Roumanie, République Tchèque et Slovaquie) se sont progressivement ralliés à la proposition de directive.

 L’anticipation de la négociation par un contact direct a sûrement permis de contourner les blocages lors du vote formel.

Mais l’accord ne résout pas toutes les difficultés. Le texte définitif n’est pas adopté : bien qu’un important verrou ait été levé, le Parlement européen doit se prononcer, avec la possibilité de l’amender. Surtout, l’accord a été obtenu au prix de concessions importantes. La durée maximale du détachement pourra être étendue de 12 à 18 mois, à la demande de l’entreprise, permettant de conserver des travailleurs détachés sur une durée significative. Une exclusion a été maintenue pour le transport routier, dans l’attente d’une réglementation plus spécifique. C’est une renonciation importante, car une grande partie des chauffeurs routiers sont détachés. Enfin, le délai de transposition sera sensiblement long, allant jusqu’à 4 ans. Tous ces compromis illustrent la très grande difficulté à obtenir des avancées dans le sens de l’harmonisation sociale.

Par Stéphane de La Rosa