Stéphane de La Rosa, Professeur de droit à l’Université de Valenciennes, Chaire Jean Monnet, décrypte l’adoption de la « clause Molière », visant à favoriser la langue française sur les chantiers régionaux.Son analyse fait suite à celle de Philippe Terneyre, spécialiste des Marchés publics, déjà publiée sur le présent Blog.

Clauses Molière : « Rarement un dispositif aura condensé autant de motifs d’illégalité, à la fois au regard des normes fondamentales, internes et européennes, du droit des marchés publics et des règles spécifiques qui s’appliquent aux travailleurs détachés »

Depuis plusieurs semaines, la clause dite « Molière » s’est invitée dans le débat et est présentée, par plusieurs grandes régions françaises (Auvergne-Rhône Alpes, Normandie, Pays de la Loire, Centre Val de Loire, plus récemment Ile-de-France) et plusieurs départements (Charente, Nord, Vendée, Haut-Rhin, Corrèze) comme une réponse aux (supposées) dérives du recours au détachement de travailleurs issus d’autres Etats membres sur les chantiers publics. Certaines régions sont allées jusqu’à mettre en place une sorte de police de la clause « Molière » : ainsi, Laurent Wauquiez, Président de la région Auvergne-Rhône-Alpes a annoncé la mise en place d’une « bridage de contrôle » de cette clause.

Cette clause est justifiée par les exécutifs locaux par plusieurs motifs, tels que la préservation de la sécurité sur les chantiers publics (Auvergne Rhône Alpes, Corrèze), ou la promotion des TPE-PME à l’emploi (Ile de France, délibération adoptée en mars 2017) ou encore, plus ouvertement, à « protéger l’emploi local » (Région Centre Val de Loire). Sa formulation est relativement similaire dans les collectivités concernées. Elle prévoit, dans le cadre d’appels d’offres de marchés publics travaux, que les entrepreneurs candidats à ces marchés justifient que la main d’œuvre employée ait une maîtrise de la langue française pour comprendre les consignes et les directives liées à la direction du chantier. A défaut, un interprète doit être présent (aux frais du titulaire du marché) pour « garantir la pleine compréhension des consignes et directives par tous les travailleurs présents sur le chantier ». En cas de non-respect, les sanctions vont de la simple pénalité contractuelle à la résiliation du marché.

Rarement un dispositif aura condensé autant de motifs d’illégalité, à la fois au regard des normes fondamentales, internes et européennes, du droit des marchés publics et des règles spécifiques qui s’appliquent aux travailleurs détachés.

Peut-on imposer l’usage de la langue française sur les chantiers ? A quels obstacles juridiques pourrait se heurter cette mesure ?

Maquillé pour des raisons de sécurité sur les chantiers, le fait d’imposer, dans un cahier des charges, l’usage et la compréhension de la langue française est indiscutablement une mesure discriminatoire. Le critère de la langue, s’il est a priori neutre, peut s’assimiler, par ses effets, au critère de la nationalité. Il s’agit certainement de la forme la plus forte de discrimination, qui trouvera de nombreux fondements à sa prohibition : principe constitutionnel d’égalité devant la loi (sur le fondement de l’article 6 de la DDHC), prohibition de la non-discrimination à raison de la nationalité sur le fondement de l’article 18 du TFUE, prohibition des discriminations (directes, indirectes et indistinctement applicables) dans le cadre de la libre prestation de services (article 56 TFUE) et surtout principe fondamental de non-discrimination dans le cadre des marchés publics.

C’est sur ce terrain que la légalité de cette mesure pourra être aisément contestée. En effet, la Cour de justice, par son arrêt Telaustria (7 décembre 2000, aff. C-324/98), puis le Conseil constitutionnel (Décision n° 2003-473 DC du 26 juin 2003, Loi habilitant le gouvernement à simplifier le droit) ont consacré des « principes fondamentaux de la commande publique », constitués par les principes d’égalité de traitement, de non-discrimination et de transparence.

Ces principes s’imposent à l’ensemble des marchés publics (y compris ceux d’entre eux qui se situent sous les seuils de passation formalisation des directives), dès lors qu’un marché présente un intérêt transfrontalier certain. Tel est très souvent le cas d’un marché public de travaux, dès lors que sa réalisation nécessite des biens, des équipements ou des prestations pour lesquelles il existe un marché transfrontalier. La portée de ces principes est très claire. Est incompatible avec les principes combinés d’égalité et de non- discrimination, le fait de poser une exigence dans un appel d’offres qui prévoit un traitement différent pour des opérateurs issus d’autres Etats ou qui pose une condition (une norme précise, ou, ici, la langue) qui dissuade des opérateurs de candidater au marché.

A titre d’exemple, la Cour de justice a clairement indiqué que la « clause de l’emploi local » est manifestement une entrave discriminatoire à la libre prestation de service (CJCE, 20 mars 1990, Du Pont de Nemours, 21/88). Reste à voir si cette clause discriminatoire pourrait être justifiée par les motifs de sécurité publique. L’argument est plus que douteux, dès lors qu’il n’est pas établi que les risques se sont substantiellement accrus sur les chantiers et qu’il existe pas de mesure qui serait mieux adaptée (par exemple une formation régulière des travailleurs aux risques professionnels sur un chantier).

Le droit des marchés publics permet-il d’imposer ce type de clause ? La clause « Molière » permet-elle d’éviter le détachement des travailleurs ?

Outre ce fondement, la clause est également contraire au droit des marchés publics, tant interne qu’européen. L’attribution d’un marché repose sur des étapes clairement distinctes: l’appréciation des candidatures, qui vise à vérifier si les candidats à un marché remplissent un certain nombre d’exigences professionnelles de capacités, la sélection des offres, qui consiste à choisir l’offre économiquement la plus avantageuse. Cette dernière repose sur une pluralité de critères fixés par le pouvoir adjudicateur, en l’occurrence le conseil régional qui assure la maîtrise d’ouvrage. Or, une telle clause ne peut raisonnablement s’inscrire dans ces différentes étapes. Elle ne peut être utilisée pour attribuer le marché sauf à montrer, de manière improbable, que l’usage du français est intrinsèquement lié à l’objet d’une construction….Elle ne peut non plus être utilisée pour les capacités professionnelles car la clause ne renseigne pas véritablement sur la capacité à réaliser le marché.

Ajoutons que le droit des marchés publics rend tout à fait possible l’adoption de mesures « sociales » pour la conclusion des marchés, qui seraient bien plus pertinentes que la clause « Molière ». Les nouvelles directives sur les marchés publics (2014/24 et 2014/25), transposées en France par l’ordonnance du 23 juillet 2015, facilitent le recours à des conditions d’exécution dans le cahier des charges (par exemple des clauses salariales, bien mieux adaptées) ou encore à des clauses sociales (emploi de certaines catégories de travailleurs, généralement en difficulté) pour l’attribution du marché.

Enfin, la clause est ouvertement contraire à la directive relative au détachement des travailleurs (Directive 96/71/CE du 16 décembre 1996). Contrairement à une opinion trop répandue, le détachement n’est pas lié à la libre circulation des travailleurs (il n’y a pas de contrat de travailleur entre le titulaire du marché public et le travailleur qui se trouve être détaché sur un chantier) mais concerne la libre prestation de services. Une société établie dans un autre Etat détache un de ses salariés auprès de l’entreprise où est exécuté le marché, nécessairement pour une durée temporaire.

En cas de détachement, le travailleur détaché est rémunéré au salaire français et est soumis à la législation interne en matière de congés et de sécurité au travail. Le régime est donc dérogatoire à la libre prestation de services car c’est le droit de l’Etat d’accueil qui s’applique, pour une partie de l’activité (en revanche, l’entreprise qui détache remplit ses obligations déclaratives auprès de l’Etat d’origine). L’imposition de la langue française est une fausse solution par rapport aux problèmes soulevés par les travailleurs détachés. D’abord car nombre de chantiers ne trouvent pas, faute de formation, une main d’œuvre locale et qualifiée. Ensuite, car les travailleurs détachés, surtout depuis l’approfondissement du régime du détachement par la directive d’exécution 2014/67, sont soumis à d’importantes obligations déclaratives quant à la régularité de leur emploi, leur situation sociale et la réalité du contrat de travail. C’est le respect de ces obligations déclaratives, et donc les moyens donnés à l’inspection du travail, qui permet de prévenir les abus du détachement.

Qui peut contester la mesure ?

Fragiles et aisément démontables sur le terrain juridique, ces clauses Molières pourront facilement être contestées. Le Préfet, par le biais du déféré préfectoral (tel est le cas en région Rhône Alpes) peut aisément saisir le juge administratif dans les deux mois qui suivent la délibération. Un concurrent évincé peut également demander la suspension (voire l’annulation) de la conclusion d’un marché public contenant cette clause dans le cadre d’un référé pré contractuel (avant la signature du marché) ou, à défaut, dans le cadre d’un référé contractuel (après la signature).

Mais le recours est également envisageable par des tiers dans les conditions définies par l’arrêt du Conseil d’Etat Département du Tarn et Garonne (21 mars 2014, N°358994). Il s’agit alors d’un recours de pleine juridiction, qui peut être introduit (outre le Préfet) par un membre d’un organe délibérant d’une collectivité (par exemple des membres de l’opposition à l’exécutif régional) ou par un tiers qui se prévaut d’un intérêt susceptible d’être lésé de façon suffisamment directe et certaine. L’appréciation de l’intérêt à agir sera plus stricte pour ces tiers qui ne sont pas membres de l’organe délibérant. Saisi dans ces conditions, le juge disposera de nombreux pouvoirs, prononcer des pénalités, ordonner des mesures de régularisation (suppression de la clause) voir résilier le contrat.

Par Stéphane de La Rosa