Alors que l’État a récemment abandonné de manière officielle le projet de construction d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes, de nombreuses questions restent en suspens. Parmi elles, la rupture du contrat liant l’État au groupe Vinci.

Décryptage par Stéphane Braconnier, professeur de droit à l’Université Paris II Panthéon-Assas.

« L’abandon de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes s’écarte du fiasco Ecomouv »

L’Etat peut-il librement abandonner un projet comme celui de Notre-Dame-des-Landes, alors qu’il est lié par contrat à un concessionnaire, en l’espèce une société détenue par le Groupe Vinci ?

De manière générale, les personnes publiques ont la possibilité, même en l’absence de clauses expresses, de résilier unilatéralement les contrats auxquels elles sont parties, pour motif d’intérêt général. Selon la formule jurisprudentielle consacrée, l’Administration contractante « peut, en tout état de cause et en vertu des règles générales applicables aux contrats administratifs, mettre fin avant terme aux [contrats] publics, sous réserve des droits à indemnités des intéressés » (CE, Ass., 2 mai 1958, Distillerie de Magnac-Laval, ou encore : CE, Ass., 2 février 1987, S TV6).

 L’article 81-II du contrat de concession conclu en 2010 avec l’Etat par la société « Aéroports du Grand Ouest », détenue par Vinci, vise expressément cette hypothèse : « l’Etat peut, si l’intérêt général le justifie […] résilier la concession par arrêté […] ». Or, l’abandon d’un projet figure au nombre des cas dans lesquels une concession peut être résiliée pour motif d’intérêt général (CE, Sect., 22 janvier 1965, Société des établissements Aubrun, et CE, 23 avril 2001, SARL Bureau d’études techniques d’équipement rural et urbain). Cet « abandon » est donc parfaitement fondé en droit.

Pourquoi l’État est-il, dans ce cas, obligé d’indemniser le concessionnaire, alors que le projet n’a pas vraiment reçu de commencement d’exécution ?

Dès lors que l’État ou une collectivité locale renonce, de sa propre initiative, à un marché public ou à une concession auquel il est partie, il doit indemniser son cocontractant, qui n’a commis aucune faute, de tous les préjudices qu’il subit. Ce droit à indemnisation est d’ailleurs expressément consacré par la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH, 9 décembre 1994, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis). Il est le corollaire indépassable du pouvoir de résiliation unilatérale dont dispose l’administration.

Cette indemnisation doit couvrir l’intégralité du dommage subi, mais ne doit pas avoir pour conséquence d’enrichir indûment l’entreprise. En d’autres termes, cette dernière ne peut prétendre à une indemnité supérieure à ce qu’elle aurait gagné si le contrat avait été poursuivi. Concrètement, si la résiliation pour motif d’intérêt général est légalement fondée, l’entreprise perçoit une indemnité couvrant à la fois les pertes subies (CE, 18 novembre 1988, Ville d’Amiens) et le manque à gagner (CE, 22 mai 1962, SFEI et CE, 16 février 1996, Syndicat intercommunal de l’arrondissement de Pithiviers).

Dans le cas de Notre-Dame-des-Landes, les deux termes de l’indemnisation seront difficiles à évaluer. D’ailleurs, les estimations vont de 200 M€ pour les opposants au projet à près de 400 M€, les médiateurs estimant, pour leur part, l’indemnisation à environ 350 M€. Les dépenses déjà engagées par le concessionnaire étant sans doute assez minimes, l’essentiel de la discussion va porter sur le manque à gagner. Or, c’est ce chef de préjudice qui est le plus délicat à appréhender, car il suppose, notamment, que puissent être déterminés avec suffisamment de certitude le seuil et le niveau de rentabilité de l’équipement.

        Existe-t-il des précédents en termes d’annulation de contrat d’envergure ? Quelles issues sont envisagées dans ce dossier ?

Deux exemples peuvent être cités. D’abord la résiliation partielle du marché passé par l’État en 2009 pour la fourniture de près de 100 millions de doses de vaccins contre la grippe A. Le ministère de la Santé s’est aperçu, au cours de la campagne de vaccinations, qu’une seule injection par personne était suffisante. Il a donc renoncé à l’acquisition de 50 millions de doses et a dû indemniser Sanofi-Pasteur du préjudice subi, minoré en l’espèce par la revente, par ce dernier, d’une partie des doses au Moyen-Orient et en Asie. L’impact financier a été, au final, assez faible pour l’État.

Le second exemple a, en revanche, été beaucoup plus coûteux. Il s’agit de la résiliation, en octobre 2014, du contrat de partenariat passé avec ECOMOUV pour le financement, l’installation et la maintenance des portiques et badges nécessaires à la perception de l’Ecotaxe. Selon la Cour des comptes (2017), cette décision a coûté à l’Etat près d’un milliard d’Euros : 181 M€ au titre des redevances dues à ECOMOUV en 2014 et non réglées, plus 777 M€ d’indemnisation (coûts engagés et manque à gagner) et 35 M€ au titre de l’étalement du paiement de l’indemnité sur 10 ans (2016-2024). Sans compter les taxes que l’État a renoncé à percevoir en abandonnant le dispositif…

Au-delà du fait que la décision n’est pas, cette fois, prise dans la précipitation, l’abandon de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes s’écarte du « fiasco » ECOMOUV pour au moins deux raisons.

D’abord, dans le cas de Notre-Dame-des-Landes, la concession n’a pas vraiment reçu de début d’exécution. Le concessionnaire n’a pas engagé de dépenses significatives et, surtout, n’avait pas bouclé le financement du projet. Des coûts ont ainsi été évités et l’indemnisation des pertes subies sera donc beaucoup plus faible que dans le cas d’ECOMOUV.

Surtout, dans le cas de Notre-Dame-des-Landes, la concession conclue en 2011 ne porte pas uniquement sur la conception, le financement, la construction et la mise en service du nouvel aéroport mais intègre également des missions de renouvellement, entretien et exploitation des installations de l’aéroport de Nantes-Atlantique, que le Gouvernement a promis de réhabiliter et réaménager, et de celui de Saint-Nazaire.

Est-ce à dire qu’une partie de l’indemnisation du concessionnaire pourrait prendre la forme d’une extension de ses missions dans le cadre des aéroports de Nantes-Atlantique et Saint-Nazaire ou encore d’une prolongation de la concession au-delà des 55 ans initialement prévus ? Ce serait, à coup sûr, la solution la moins coûteuse pour l’État. Elle soulève toutefois des questions juridiques aiguës.

Une telle solution imposerait, en effet, un réaménagement substantiel de la concession de 2011 : suppression du volet Notre-Dame-des-Landes (- 408 M€ environ : V° art. 4M-a du contrat), extension du volet Nantes-Atlantique, par l’intégration d’un vaste programme de modernisation et de réhabilitation de l’actuel aéroport (+/- 200 M€), voire prolongation de 5, 10 ou 15 ans de la concession. Or, l’article 55 de l’ordonnance « concessions » du 29 janvier 2016 et son décret d’application du 1er février 2016 (art. 36) prohibent de telles modifications lorsqu’elles ont pour objet ou pour effet de « changer la nature globale du contrat de concession ». Dans ce cas en effet, une nouvelle procédure de mise en concurrence doit être organisée. Cela serait sans doute le cas s’il était décidé de procéder à cette refonte, en forme de bouleversement, de la concession.

Par Stéphane Braconnier