Sophie Schiller, Professeur à l’Université Paris-Dauphine et directrice du projet sur le devoir de vigilance de l’Institut de Droit de Paris-Dauphine, décrypte l’adoption par l’Assemblée Nationale du texte sur le devoir de vigilance.

« La loi votée risque de porter atteinte à la compétitivité des entreprises françaises car les sociétés visées par ce texte ne sont que des sociétés françaises ayant leur siège social établi en France.»

Est-il certain que la loi sur le devoir de vigilance entre en vigueur ?

La proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneurs d’ordres a été adoptée par l’Assemblée Nationale, mardi 21 février. Elle vise à éviter de nouvelles catastrophes similaires à celle qui avait coûté la vie à plus d’un millier de personnes lors de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh et impose de mettre en place des règles des mesures de compliance, du même type que celles imposées par la loi Sapin 2 afin d’éviter la corruption.

Des décrets pourront par la suite apporter de plus amples précisions sur certains points mais cela n’est pas indispensable à son entrée en vigueur.

Un ultime recours des opposants au texte est certainement à prévoir devant le Conseil Constitutionnel prochainement.*

Quelles obligations ce texte va-t-il générer pour les entreprises ?

Comme le rappelle le texte-lui-même, il y a une obligation d’établir un plan qui comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant de l’activité de la société et de celles qu’elle contrôle au sens du II de l’article L.233-16, directement et indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie ».
Bien au-delà d’un simple devoir de vigilance, la loi va obliger les entreprises concernées à cartographier l’intégralité des risques auxquels elles sont susceptibles de faire face elles-mêmes ou certaines entreprises avec lesquelles elles collaborent, comme les risques d’atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, les risques sanitaires et relatifs à la sécurité des personnes ou encore les risques concernant l’environnement.

Ce texte soulève toutefois de nombreuses difficultés de compréhension. Par exemple, qu’entend-on par « vigilance raisonnable » ? C’est très complexe à établir aujourd’hui, la notion de vigilance étant utilisée dans des sens différents suivant les matières. Le texte indique également la vocation des parties-prenantes de participer à l’élaboration du plan de vigilance. Or, ce n’est que la deuxième fois que le terme « partie-prenante » est employé dans un texte en droits français. Traduit littéralement de l’anglais « Stakeholder », on observe ici sa complexité de transposition dans notre langue. Rien n’est précisé s’il doit s’agir seulement d’Organisations Non-Gouvernementales ou encore d’association de défense des consommateurs, de syndicats, d’associations d’actionnaires ou de partenaires sociaux.

En cas de dommage, la mécanique de responsabilité civile sera alors mise en œuvre selon les modalités prévues par le Code Civil. Si ce dommage est directement lié à la non-exécution ou aux manquements d’un plan de vigilance mis en place par un groupe, ce dernier pourrait avoir à faire face à une amende pouvant aller jusqu’à trente millions d’euros.
En l’absence de dommage, tout manquement à ce plan de vigilance (plan de vigilance mal exécuté, incomplet ou absent) pourra être sanctionné d’une amende civile allant jusqu’à dix millions d’euros.

Les sanctions, abordées précédemment, sont elles aussi l’objet de discussions. En effet, la société qui ne met pas en place de plan de vigilance peut recevoir une injonction à le faire et une amende de dix millions d’euros maximum. L’amende doit-elle nécessairement être précédée de l’injonction ou est-elle applicable uniquement en cas de non-respect de l’injonction ? Là encore, aucune précision n’est apportée.

Enfin, l’amende est fixée selon trois critères :
– La gravité du manquement
– Les circonstances
– La personnalité de l’auteur

Le dernier critère apparaît comme très flou concernant une personne morale, la personnalité étant une expression de droit pénal renvoyant directement à une personne physique. De plus, ces critères ne sont pas utilisés pour les amendes civiles déjà existantes que ce soit en droit boursier ou en droit de la concurrence. Cette innovation apporte donc en l’état plus d’interrogations que de réponses.

Quelles sont les sociétés concernées par cette loi ?

Les sociétés visées par ce texte ne sont que des sociétés françaises ayant leur siège social établi en France. Le texte pose une contrainte insérée dans l’article L225-102-4 du code de commerce qui s’applique aux SA et par renvoi aux SAS.

Plus spécifiquement, il semble qu’il faut comprendre que ne sont visées que les sociétés qui ont leur siège social en France, et qui ont, soit 5000 salariés dans l’ensemble du groupe si toutes les sociétés sont sur le territoire français, soit 10 000 salariés dans l’ensemble du groupe si certaines filiales sont à l’étranger.

Toutefois, l’application du texte concernera « l’activité de la société et de celles qu’elle contrôle au sens du II de l’article L.233-16, directement et indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie », ce qui induit un nombre d’acteurs bien plus important qu’il n’y paraît au premier abord er soulève de nombreuses incertitudes.

Comment définir précisément les notions de sociétés contrôlées directement et indirectement ou encore celle de sous-traitant? Le texte vise les sociétés contrôlées selon le II de l’article L233-16 du code de commerce. Il s’agit d’un contrôle au sens comptable, pour l’application d’une comptabilité consolidée, correspondant à un véritable contrôle de pouvoir et pas uniquement un contrôle capitalistique puisque le texte concerne toutes les situations où une société à un pouvoir sur une autre. Il est caractérisé lorsqu’elle détient un capital majoritaire mais également lorsqu’elle a le pouvoir de prendre des décisions en assemblée générale ou de désigner des dirigeants.

Le texte s’applique, que la société soit contrôlée directement ou indirectement, ce qui veut donc dire que les sociétés mères et les « filles » et « petites-filles » seront contrôlées sans aucune limite fixée par la loi, induisant un plan de vigilance établi de manière très large.

L’activité des sous-traitants est également concernée mais l’emploi du terme « indirect » n’étant pas présent dans le texte, on est en droit de supposer qu’il ne vise que les sous-traitants directs. Or, habituellement les sociétés collaborent avec des chaînes de sous-traitance et cela signifierait que seul le premier étage de cette chaîne serait concerné par le plan de vigilance.
Ce dernier concernera également les fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie. Cette notion est connue en droit commercial et la conception que la jurisprudence a retenu à son égard devrait a priori s’appliquer, bien qu’elle ait été mise en place dans des circonstances différentes.

Le texte impose que les activités en cause soient rattachées à la relation commerciale établie, ce qui facilitera son contrôle devant le Conseil Constitutionnel. En effet, suite à la décision du 22 janvier 2016 du Conseil Constitutionnel sur une loi présentant certains points communs avec le texte relatif au devoir de vigilance, avait reproché à la loi de poser une responsabilité pour des activités non rattachées à la source de responsabilité.

Par Sophie Schiller

* Consulter la saisine 750 DC du Conseil constitutionnel le 23/02/2017 par au moins 120 parlementaires.