Le Comité sur les investissements étrangers aux États-Unis (CFIUS) n’a pas donné son accord à la fusion entre le chinois Ant Financial Services (filiale du groupe Alibaba) et l’américain MoneyGram pour un peu plus d’1,2 milliard d’euros.        

Décryptage par Régis Bismuth, professeur à Sciences Po Paris et Expert du Club des juristes.

« Plusieurs États ont renforcé les dispositifs de contrôle des investissements étrangers pour des considérations relatives à la sécurité nationale »

Pour quelles raisons cette transaction n’a-t-elle  pas reçu l’aval de l’administration américaine ?

Dans un communiqué joint du 2 janvier 2018, les entreprises MoneyGram et Ant Financial Services ont annoncé renoncer à une fusion dans la mesure où l’acquéreur n’a pu obtenir l’aval du Committee on Foreign Investment in the United States (« CFIUS »), instance fédérale chargée du contrôle des investissements étrangers aux États-Unis. Ce comité est composé de représentants de diverses agences et entités de l’exécutif, et est placé sous les auspices du Treasury. Il a pour mission de procéder à un examen des risques que posent certains investissements étrangers et d’assister le président américain qui a la possibilité de suspendre ou de bloquer une transaction s’il existe des preuves crédibles (credible evidence) que celle-ci porte atteinte à la sécurité nationale (50 U.S.C. § 2170(d)(4)(A)) . La décision du président n’est pas susceptible de recours (50 U.S.C. § 2170(e)), même s’il faut noter qu’une jurisprudence récente impose le respect de garanties de due process pendant l’examen de la transaction par le CFIUS qui précède l’éventuelle décision présidentielle (Ralls Corp. v. CFIUS, 758 F.3d 296 (D.C. Cir. 2014)).

Dans le cadre de l’affaire MoneyGram/Alibaba, ce sont les entreprises concernées qui ont souhaité ne pas conclure la transaction compte tenu des réticences exprimées par le CFIUS, donc avant toute décision définitive du président. La procédure d’examen ne donnant lieu à aucune forme de publicité, ce sont  les informations révélées dans la presse qui donnent quelques indices sur motivations du comité. Celui-ci a apparemment souligné ses préoccupations  pour ce qui concerne la sécurité des données personnelles des citoyens américains (notamment des militaires). Certains font état des craintes des autorités à l’égard d’un opérateur étranger de cette envergure qui aurait pénétré le marché américain des services de paiement dont on connaît la portée stratégique pour les États-Unis dans la mesure où celui-ci est aussi employé à des fins de politique étrangère (par exemple afin de donner une portée extraterritoriale à leurs mesures de sanctions économiques). Il ne faut pas également oublier les considérations politiques qui sont déterminantes dans ce type de dossier. Sans mentionner explicitement le président américain, le CEO de MoneyGram y faisait référence en soulignant dans le communiqué précité que le contexte géopolitique avait considérablement changé aux États-Unis depuis les premières négociations entre les deux entités initiées il y a environ une année, soit au moment de l’entrée en fonction de Donald Trump.

Le blocage d’une transaction est-il fréquent aux États-Unis ?

Depuis sa création en 1975 par un executive order du président Ford, le CFIUS a fait l’objet de plusieurs réformes : en 1988 par l’amendement « Exon-Florio«  (adopté dans un contexte de défiance vis-à-vis des investissements japonais) qui fournit une base juridique au président afin de bloquer ces opérations ; en 1992 par l’amendement « Byrd«  qui impose notamment au CFIUS de contrôler les opérations réalisées par des entités « contrôlées ou agissant pour le compte d’un Etat étranger » ; et en 2007 par le Foreign Investment and National Security Act (FINSA) qui codifie la pratique administrative du comité, détaille la procédure d’examen ainsi que les facteurs qui doivent être pris en compte (par exemple en intégrant, dans un contexte post-11 septembre il faut le préciser, les catégories « critical industries » et « homeland security » aux types d’activités qui doivent faire l’objet d’un examen). Il en résulte que les transactions susceptibles d’être contrôlées par le CFIUS  concernent un nombre important de secteurs : défense, énergie, communications, chimie, services financiers, alimentation et agriculture, santé, nucléaire, technologies de l’information, transports,  etc.

Bien que de nombreuses transactions soient notifiées au CFIUS (par exemple 770 dans la période 2009-2015 – v. Rapport annuel 2015, p. 3) que très peu ayant fait l’objet d’un blocage de la part du président. Depuis 2000, on peut mentionner les décisions de Barack Obama en 2012 (obligeant l’entreprise Ralls détenue par des nationaux chinois à se retirer d’un projet de parc éolien dans une zone proche d’installations militaires) et 2016 (bloquant la prise de contrôle par des investisseurs chinois de la société californienne Aixtron qui opère dans le domaine des semi-conducteurs), ainsi qu’en septembre 2017 le veto de Donald Trump à l’acquisition de Lattice (également dans le domaine des semi-conducteurs) par un fonds de private equity bénéficiant de financement d’entreprises d’Etat chinoises.

Il ne faut toutefois pas se fier au faible nombre de blocages présidentiels. Du fait des réticences du CFIUS ou d’une opposition politique au Congrès, plusieurs entreprises étrangères ont unilatéralement renoncé à finaliser les opérations envisagées (dans le cas de MoneyGram) ou à procéder à des désinvestissements (par exemple en 2006 après l’acquisition par Dubaï Ports World d’une société britannique qui détenait six installations portuaires aux États-Unis).

Quelles sont les tendances actuelles concernant le contrôle des investissements étrangers ?

Certaines initiatives ont déjà été prises aux États-Unis afin de renforcer le contrôle des investissements étrangers. Une récente proposition de loi a été introduite devant le Congrès  en novembre 2017 (le Foreign Investment Risk Review Modernization Act (FIRRMA)) afin d’étendre le champ des opérations nécessitant une notification au CFIUS. Ce texte intègre également une nouvelle notion de « country of special concern (…) that poses a significant threat to the national security interests of the United States« .

Ces évolutions ne concernent pas que les États-Unis. Préoccupés notamment par les investissements transfrontières réalisés par des entreprises publiques et l’émergence de nouveaux acteurs comme les fonds souverains, plusieurs États ont renforcé ces dernières années les dispositifs de contrôle des investissements étrangers pour des considérations relatives à la sécurité nationale (v. par exemple le World Investment Report 2016, pp. 94-100, évoquant les cas des pays suivants : Allemagne, Australie, Canada, Chine, France, Italie, Japon, Corée, Russie). Soulignons également que l’Assemblée nationale a institué à l’automne 2017 une commission d’enquête (qui ne dispose pas de pouvoir de filtrage des investissements étrangers) au nom à rallonge particulièrement éloquent : « Commission d’enquête parlementaire chargée d’examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d’entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé » (les comptes rendus des réunions de cette commission sont disponibles  sur le site de l’Assemblée nationale). Enfin, il faut noter la proposition faite par la Commission européenne en septembre 2017 de règlement destiné à instaurer à l’échelon européen un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers.

Par Régis Bismuth