Louis-Ferdinand Céline, écrivain et romancier, a publié entre 1937 et 1941 un certain nombre de pamphlets à caractère antisémite. Ces derniers faisaient l’objet d’une réédition critique par Gallimard, la maison d’édition historique de l’auteur, disparu en 1961.

Cette réédition a suscité de vifs débats dans l’opinion publique, qui ont conduit l’éditeur à suspendre pour l’instant son projet.

Décryptage avec Pierre-Yves Gautier, professeur de droit à l’Université Paris II Panthéon-Assas.

« L’apologie est une infraction qui nécessite un élément moral, témoignant d’une volonté de propager la haine »

Quelles difficultés juridiques soulève la réédition des pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline ?

Il est normal que certaines personnes soient choquées par la réédition des pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline. Sans les avoir intégralement lus, il s’agit de textes odieux rédigés avec toute la virulence célinienne qui marquait ses textes.

L’émotion que cela suscite est légitime mais doit être contrebalancée par l’identité de l’éditeur en question. En effet, Gallimard est l’éditeur historique de Céline, a publié l’intégralité de ses textes, ses romans, ses correspondances, etc…Récemment, la maison d’édition a été jusqu’à publier la correspondance très houleuse qu’entretenait Louis-Ferdinand Céline avec le créateur de la Maison, Gaston Gallimard.

En réalité, le problème ici est plus émotionnel que juridique.

Peut-on considérer que ces écrits sont des incitations à l’antisémitisme ou des apologies de crimes ?

L’apologie de crimes ou de délits se retrouve, comme l’incitation à la haine à l’article 24 de la Loi de la liberté de la presse de 1881 (qui s’applique à la presse sous toutes ses formes, magazines, journaux ou livres).

Il y est précisé que tout auteur d’incitation à la haine devra répondre de ses actes. Or dans notre cas, l’auteur des pamphlets, Louis-Ferdinand Céline est mort en 1961 et ses écrits, publiés entre 1937 et 1941. Dans le cadre de la réédition de ses écrits, il ne pourrait ici s’agir que d’une éventuelle complicité au titre d’une nouvelle infraction, ce qui est concevable, dans l’absolu.

En effet, il est tout à fait possible d’avoir de nouveaux cas d’apologie de l’antisémitisme reposant sur de nouveaux points de départ de prescription, à partir de ces mêmes textes. Par exemple, si des personnes d’obédience nazie ou pétainiste venaient à proférer des incitations à la haine raciale ou à l’antisémitisme en reprenant ces mêmes écrits de Céline, il s’agirait alors sans nul doute possible d’apologie de l’antisémitisme. Cette dernière serait certainement punie avec sévérité, sachant qu’elle suppose de la part des auteurs incriminés une volonté de nuire et la conscience de commettre un délit.

A cet égard, l’apologie est une infraction majeure, nécessitant un élément matériel comme une publication mais aussi et surtout, un élément moral, témoignant d’une volonté de propager la haine. Une association peut toujours faire citer un éditeur directement devant le juge pénal ou déposer une plainte avec constitution de partie civile, pour un circuit plus long.  Les personnes concernées peuvent alors être entendues.

 Toutefois, dans le cas présent, ce serait certainement disproportionné : il est difficile de voir comment l’on pourrait considérer qu’il existerait une apologie de la haine raciale et a fortiori une complicité de la part d’un éditeur sérieux et scrupuleux comme l’est Gallimard, son Président, son Comité de lecture, ses auteurs, ses avocats, tout cela avec l’accord de la veuve. C’est une hypothèse d’école.

Ce n’est pas tout : en toute hypothèse, il faut savoir que la Cour Européenne des Droits de l’Homme est très favorable à la liberté d’expression, dans toutes les matières possibles. Elle contrôle ainsi les décisions de justice rendues dans les États membres de l’Union. 
Par exemple, l’auteur d’une publication avait mis le Maréchal Pétain en valeur, il a été poursuivi pour « apologie de crimes de collaboration avec l’ennemi » et estimé coupable par les juges français. La Cour Européenne des Droits de l’Homme (23 sept. 1998, « Lehideux ») a estimé que les juges français avaient violé le principe de liberté d’expression et l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, c’est la France qui a alors été condamnée.

La Cour Européenne des Droits de l’Homme n’approuve pas nécessairement le livre ou sa réédition mais apprécie à la fois l’importance du principe de liberté d’expression et l’ancienneté des faits. Elle estime qu’on ne peut appliquer la même sévérité à de tels écrits que s’ils portaient sur aujourd’hui. Nous n’en sommes pas encore au stade du droit à l’oubli mais un certain libéralisme s’installe, même à l’encontre de propos outranciers. Cela prête à discussion, mais c’est elle qui a le dernier mot.

Les éditions Gallimard peuvent-elles se voir imposer un certain nombre de règles supplémentaires ?

Il peut être possible pour un éditeur « d’augmenter » la version rééditée, à savoir ajouter des éléments qui ne figuraient pas dans les écrits originaux, ce qui était prévu dans le cadre de cette réédition des pamphlets de Céline, qui devait être analysée au fil des pages par le professeur d’université Régis Tettamanzi et préfacée par l’écrivain Pierre Assouline.

En revanche, rien ne l’oblige, sous la pression publique ou gouvernementale, à accueillir d’autres spécialistes, chargés d’un contrôle scientifique préalable.

Faire intervenir le gouvernement, c’est faire appel au régime de la censure du Ministère de l’Intérieur, ce qui suppose un cas extrêmement grave et flagrant, on vient de voir que telle n’est pas l’hypothèse Gallimard. Il resterait de toute façon le contrôle de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Une intervention d’une autorité publique est également un mauvais signe, indiquant que les Politiques se manifestent auprès d’un éditeur privé, dans un domaine culturel, pour imposer une sorte de censure de fait en réaction à l’émotion, fût-elle parfaitement légitime et compréhensible, d’une fraction de l’opinion publique.

C’est certainement la vague de protestation à laquelle les Politiques n’ont pas été insensibles, manifestée à l’encontre de l’éditeur, qui l’a poussé à suspendre jusqu’à nouvel ordre la réédition des écrits antisémites de Louis-Ferdinand Céline. D’un point de vue humain : on pourrait s’en réjouir (ne pas donner un nouvel accès éditorial à ces écrits épouvantables), mais on peut aussi le déplorer, car cela revient à susciter un amalgame douloureux entre un éditeur qui, rappelons-le, n’a pas hésité à publier les lettres d’insulte du même Céline, adressées à son grand-père et les personnages douteux qui font effectivement l’éloge de sentiments ignobles.

Par Pierre-Yves Gautier