Selon le Canard enchainé, l’administration fiscale a notifié en 2017 un redressement fiscal d’un montant de 2,2 milliards d’euros à la Société générale, afin de tenir compte de sa part de responsabilité dans l’« affaire Kerviel ». Décryptage avec Martin Collet, professeur à l’université Panthéon-Assas.

« L’administration fait un pari audacieux : l’état actuel de la jurisprudence fiscale ne lui est pas favorable »

Pour quelle raison l’administration a-t-elle attendu 2017 pour remettre en cause les impôts acquittés par la Société générale au titre de ses bénéfices de 2008 ?

Selon les révélations de la presse, l’administration considère que c’est la décision rendue la Cour d’appel de Versailles le 23 septembre 2016 qui justifie la notification, près de dix ans après les faits, d’un redressement fiscal. En soulignant le « caractère éminemment lacunaire des systèmes de contrôle de la Société générale », cette décision met en évidence la part de responsabilité de la banque dans le préjudice qu’elle a subi en 2008 à la suite des agissements de Jérôme Kerviel. Or, d’après l’administration fiscale, ce constat judiciaire serait de nature à reconsidérer la manière dont la banque a été imposée sur ses résultats de 2008.

Le droit fiscal estime en effet que certaines pertes – pourtant bien réelles – subies par les entreprises ne sont pas déductibles de leur résultat soumis à l’impôt, dans la mesure où elles apparaissent « anormales ». Le plus souvent, cette notion permet de refuser la déduction de charges engagées non pas dans l’intérêt de l’entreprise, mais seulement dans l’intérêt personnel de ses dirigeants : on trouve là le pendant fiscal de l’abus de biens sociaux. Mais la jurisprudence a parfois considéré comme « anormales » (et donc non déductibles) des charges consécutives à une prise de risque excessif de l’entreprise, ou encore dues à des carences manifestes dans l’organisation de ses contrôles internes. C’est donc au nom de cette jurisprudence que l’administration souhaite aujourd’hui contester la déduction d’environ 6 Md€ opérée sur le bénéfice imposable de la banque, en 2008, après les opérations malheureuses conduites par Jérôme Kerviel. Sachant que le taux de l’impôt sur les sociétés est d’environ 34%, la réintégration de ces 6 Md€ dans le bénéfice imposable conduit à un rappel d’impôts dépassant les 2 Md€.

La lecture que l’administration fait de la jurisprudence sur les « charges anormales » est-elle convaincante ?

À mon sens, en mettant en cause les déductions opérées par la Société générale en 2008, l’administration fait un pari audacieux : l’état actuel de la jurisprudence fiscale ne lui est pas favorable.

D’une part, le Conseil d’État a abandonné en 2016 sa jurisprudence qui permettait à l’administration de contester les charges consécutives à une « prise de risque excessif » de l’entreprise. Et, quoi qu’il en soit, cette jurisprudence ne concernait que les prises de risque imputables aux dirigeants et pas, comme dans l’affaire Kerviel, à un employé.

D’autre part, la jurisprudence relative aux carences en matière de contrôle ne concerne à l’heure actuelle que des cas de détournement de fonds commis par un salarié à l’insu de son employeur – et rendus possible par l’incurie de ce dernier. Rien ne dit que le juge fiscal acceptera demain d’étendre cette jurisprudence au cas de figure de l’affaire Kerviel (sachant que ce dernier entendait bel et bien agir dans l’intérêt de son entreprise). Un avis rendu en 2011 par une formation administrative du Conseil d’État accueillait d’ailleurs une telle hypothèse avec beaucoup de scepticisme.

Comment l’administration fiscale peut-elle remettre en cause en 2017 une déduction fiscale opérée au titre de l’année 2008 sans se voir opposer la prescription ?

C’est là une seconde difficulté que devra surmonter l’administration. Certes, une disposition du Livre des procédures fiscales (l’article L. 188 C) lui offre la possibilité de remettre en cause les « omissions ou insuffisances d’imposition révélées par une procédure judiciaire », même une fois passés les délais normaux de prescription. L’administration peut alors agir dans l’année qui suit la décision judiciaire clôturant la procédure, à la condition toutefois que l’imposition litigieuse remonte à moins de dix ans.

Toutefois, le Conseil d’État retient une interprétation relativement stricte de la notion d’insuffisance « révélée » par une décision judiciaire. En particulier, une décision de 2009 interdit à l’administration de se prévaloir de l’article L. 188 C du Livre des procédures fiscales si, dès l’origine, elle disposait « d’éléments suffisants lui permettant, par la mise en œuvre des procédures d’investigation dont elle dispose », d’établir elle-même les insuffisances d’imposition. Or, il n’est pas du tout exclu que, dans l’affaire Kerviel, l’administration aurait pu s’interroger sur le fonctionnement de la Société générale et conduire elle-même les investigations nécessaires dans le cadre du délai normal de prescription de trois ans, tant la presse fourmillait déjà d’éléments mettant en cause l’organisation de la banque.

Par Martin Collet