Laurence Burgorgue-Larsen, professeur de droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne décrypte les pratiques d’esclavage en Libye récemment révélées par CNN.

« Le silence des dirigeants européens a été assourdissant »

 Les pratiques d’esclavage en Libye étaient-elles connues et sont-elles récentes ?

Le monde a découvert, sidéré, grâce à un reportage de la chaine américaine CNN, le sort des migrants sub-sahariens, vendus sur un « marché aux esclaves ». Les faits révélés sont constitutifs sans aucun doute possible de l’esclavage, tel qu’il est défini à la convention du 25 septembre 1926 à son article  1 et qui mentionne « l’état ou [la] condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ». Si, le 29 novembre 2017, les dirigeants africain et européen décidaient, suite à l’impulsion d’Emmanuel Macron, de mettre en place une « coopération renforcée » afin de combattre l’inacceptable, leur réactivité politique aura été à la hauteur de leur inertie et de leur silence passés.

Un silence des dirigeants africains tout d’abord. Les pratiques de réduction en esclavage d’Africains par d’autres Africains ne sont pas récentes ; elles ont été coutumières depuis les incursions arabes en Afrique noire. De telles attitudes du « monde arabo-musulman » à l’encontre des Africains sub-sahariens ont été expliquées avec brio et courage par l’historien Tidiane N’Diaye dans son magistral ouvrage Le génocide Voilé[1].

Cette histoire ne cesse d’avoir des répercussions dans le présent : des juristes et/ou des défenseurs des droits de l’homme montent régulièrement au créneau afin de dénoncer la réduction des êtres humains à l’état de choses. En Mauritanie, on soulignera l’engagement du juge Aliou Bâ, Président de la Cour criminelle Spéciale chargée de la lutte contre l’esclavage de la Zone Est[2] ; au Niger, on rappellera le combat de Mme Hadijatou Koraou qui l’amena jusque devant le prétoire de la Cour de justice de la CEDEAO, première juridiction régionale africaine à statuer sur l’esclavage et à condamner le Niger[3]. S’agissant des pratiques révélées en Libye, on soulignera que nombre d’ONG des organisations issues de la famille des Nations Unies, ou encore certains Etats avaient depuis de longue date dénoncé le sort des migrants subsahariens, dans un pays instable et fragile, plus particulièrement depuis 2011 et l’intervention décidée par le Conseil de sécurité, à l’instigation de Nicolas Sarkozy, au nom de la responsabilité de protéger.

C’est dans ce contexte que le silence des dirigeants européens a été tout aussi assourdissant. Participant à définir les contours de la politique de l’Union européenne en matière migratoire, ils se sont très vite retrouvés entre deux injonctions contradictoires. Faire respecter les valeurs de l’Union d’un côté tout en s’attelant à organiser la diminution de l’arrivée de migrants en Europe, par une politique « d’externalisation » du contrôle des frontières extérieures de l’UE. Est-ce que le nouveau règlement consacrant une « responsabilité partagée » entre les Etats membres de l’UE et l’Agence européenne des garde-frontières et garde-côtes changera la donne ? Délicate et difficile question.

L’Union africaine dispose-t-elle des moyens d’action pour lutter contre l’esclavage ?

 L’Union africaine, qui a succédé en 2000 à l’OUA, est une organisation intergouvernementale qui regroupe les 55 Etats du continent africain. Parmi ses 14 objectifs, figure la promotion et la protection des droits de l’homme et des peuples (article 3h) conformément à la Charte africaine des droits et devoirs de l’homme et des peuples (CADHP) qui prohibe à son article 4 «Toutes formes d’exploitation et d’avilissement de l’homme, notamment l’esclavage… ». Devant le sort des migrants et réfugiés subsahariens en Libye, on aurait pu imaginer que la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement d’un côté, mais également la Commission de l’Union africaine de l’autre, se soient a minima prononcées sur l’inconventionnalité de l’esclavage dans la mesure où il est expressément prohibé par la Charte ADHP elle-même, document ratifié par la Libye le 19 novembre 2003. Si, au bout du compte, la Commission UA finissait par réagir, elle ne le faisait que le 18 novembre 2017. Son président, le Tchadien Moussa Faki, priait la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples de lancer une enquête sur la question[4]. Or, on soulignera que cette dernière – grâce au libellé de l’article 46 de la Charte lui permettant de « recourir à toute méthode d’investigation appropriée » – avait les armes juridiques pour lancer de son propre chef une enquête et d’organiser une visite in loco

Les instances de la famille des Nations-Unies sont-elles en mesure d’intervenir ?

 Si nombreuses étaient les institutions de la « famille des Nations Unies » en mesure d’intervenir sur la question de l’esclavage en Libye, encore fallait-il une impulsion politique d’envergure pour ce faire. A l’initiative de la France, le Conseil de Sécurité s’est réuni le 28 novembre 2017 et décida de promouvoir le droit d’asile, le démantèlement des réseaux de trafiquants et d’apporter son soutien à la Libye pour y parvenir[5]. Cette décision de type politique fut adoptée après avoir dûment pris en considération, tant le point de vue du Haut commissaire des Nations-Unies pour les réfugiés, qui insista sur la nécessité d’identifier les demandeurs d’asile et les réfugiés afin de leur octroyer la protection internationale à laquelle ils avaient droit, que celui du Président de l’OMI qui considéra quant à lui que la priorité devait être accordée à la destruction des réseaux de trafiquants d’êtres humains. De son côté, l’Assemblée générale a considéré qu’il fallait établir une « mission d’établissement des faits » sur les crimes commis en Libye[6], tandis que la Procureur de la CPI annonça qu’elle allait également lancer une enquête.

La CPI est en principe compétente sur le territoire des Etats signataires du Statut, ce qui n’est pas le cas de la Libye. A titre exceptionnel, une compétence territoriale « de crise » permet au Conseil de sécurité de déférer une situation au Procureur de la CPI même si l’Etat en cause n’est pas signataire[7]. Mise en œuvre à deux reprises, cette procédure est particulièrement lourde. Si ce mécanisme était employé, les délais qui l’enserrent ne correspondent pas à l’urgence de la situation.

 Au final, si le droit international et régional des droits de l’homme comme le droit pénal international disposent de tous les outils permettant de combattre le crime d’esclavage, les événements récents dévoilent à l’envi qu’un très fort volontarisme politique est seul à même de les activer. Or, ce volontarisme ne s’est manifesté que contraint et forcé, sous la pression d’un média surpuissant. Si le reportage de CNN n’avait pas fait le tour du monde, un voile[8] aurait sans nul doute continué d’être jeté sur ce crime qui, décidément, est celui de toutes les époques.

Par Laurence Burgorgue-Larsen

Avec le concours de Louise Béclin, Garance Legrand et Eloïse Pili (étudiantes du M2 « Droits de l’homme et Union européenne » de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne)

 

[1] T. N’diaye, Le génocide voilé. Enquête historique, Paris, Folio, 2008, 307 p.

[2] Il reçut le prix de l’Ambassade des Etats-Unis d’Amérique en Mauritanie « Héros de la Lutte contre la Traite des Personnes pour l’année 2017 ». 

[3] CJ CEDEAO (Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest), 25 octobre 2008, Mme Hadijatou Koraou c. Niger.

[4]https://au.int/en/pressreleases/20171118/statement-chairperson-african-union-commission-plight-african-migrants-libya

[5] 8114 ème séance, CS/13094,  http://www.un.org/press/fr/2017/cs13094.doc.htm

[6] http://www.ohchr.org/Documents/Publications/CoI_Guidance_and_Practice_FR.pdf

[7] Statut de la CPI, article 13 b).

[8] Pour faire écho au titre emblématique de l’ouvrage de Tidiane N’Diaye.