La Commission européenne a déclenché, pour la première fois le 20 décembre 2018, la procédure de l’article 7§1 du Traité sur l’Union Européenne (TUE) à l’encontre de la Pologne

Décryptage de la situation avec Laurence Burgorgue-Larsen, Professeur de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

« L’effet combiné de ces différentes réformes met clairement en danger le principe de séparation des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir judiciaire »

Qu’est-il reproché précisément à la Pologne ?

 Il lui est reproché de mettre en danger l’Etat de droit en ayant adopté, en l’espace de deux ans, pas moins de treize lois ayant affecté de façon profonde toute l’architecture du système judiciaire. Ainsi, des éléments clés du fonctionnement et des pouvoirs de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême, des juridictions ordinaires, du Conseil national de la Magistrature, des services du Procureur et de l’Ecole nationale de la Magistrature ont été profondément modifiés. Le point commun de ces réformes législatives est le pouvoir octroyé à l’Exécutif comme au Législatif d’intervenir de façon significative dans la composition, les pouvoirs, l’administration et le fonctionnement de ces diverses institutions. En un mot, c’est une politisation radicale de la justice qui a ainsi été orchestrée.

L’effet combiné de ces différentes réformes met clairement en danger le principe de séparation des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir judiciaire, deux éléments clés de la notion d’Etat de droit. De sérieux doutes quant à leur constitutionnalité ont été émis, notamment par la Cour suprême, le Conseil national de la Magistrature et l’Ombudsman polonais. Toutefois, comme la 3ème recommandation de juillet 2017 le mettait en exergue, un contrôle effectif de leur constitutionnalité n’est plus en mesure d’être mis en œuvre aujourd’hui au regard de la nouvelle composition et des nouvelles fonctions de la Cour constitutionnelle. On le voit, la dégradation démocratique est effective.

Pourquoi la Commission européenne a-t-elle décidé de déclencher l’article 7§1 du TUE ?

Le 20 décembre 2017, la Commission européenne décidait pour la première fois depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne le 1er décembre 2009, de déclencher le mécanisme de l’article 7§1 du TUE en saisissant le Conseil de l’Union (représentant les Etats membres au niveau ministériel)[1] afin qu’il se prononce sur l’existence d’un « risque clair de violation grave » par la Pologne des valeurs visées à l’article 2 du TUE, plus particulièrement celle afférente à l’Etat de droit.

Cette saisine du Conseil – qui est un acte politique fort – est le résultat de près de deux ans de dialogue infructueux mené avec les autorités polonaises sur la base du mécanisme dit de « l’alerte précoce » (une sorte de « procédure pré-article 7 »). Créé en 2014, ce mécanisme avait pour but de trouver une solution avec un Etat membre au sein duquel la Commission désirait prévenir des menaces systémiques envers l’Etat de droit avant qu’elles ne se muent en « risque clair de violation grave » [2].Autrement dit, il s’agissait d’une phase diplomatique où le dialogue permanent entre la Commission et les autorités nationales concernées devait, coûte que coûte, éviter de recourir à l’article 7§1 du TUE.

En deux ans, les quatre étapes de cette procédure ont été activées, sans succès. La première a consisté en janvier 2016 à formuler un « avis sur l’Etat de droit » afin de lancer la phase de dialogue. Constatant qu’aucune amélioration de la situation n’était au rendez-vous, la deuxième phase s’est ouverte par l’émission de trois « recommandations sur l’Etat de droit », les 27 juillet et 21 décembre 2016, puis le 27 juillet 2017. A chaque fois, aucune des inquiétudes de la Commission n’a été apaisée par le Gouvernement polonais, au sein duquel le Parti « Droit et Justice » (PiS) est tout-puissant.

 Le Parlement européen – régulièrement tenu informé de ces développements, à l’instar du Conseil – a systématiquement appuyé l’action de la Commission. Il adoptait trois résolutions le 13 avril 2016, le 14 septembre 2016 et le 15 novembre 2017 où il exprimait également ses inquiétudes devant la dégradation de l’Etat de droit en Pologne.

Le 20 décembre 2017, la Commission adoptait une quatrième recommandation au moment même où elle activait l’article 7§1 du TUE. L’idée est de laisser une dernière chance aux autorités polonaises de revenir sur leur position ; bref, de lui laisser une porte de sortie qui pourrait encourager la Commission, dans le meilleur des cas et en étroite concertation avec le Parlement et le Conseil, de revenir sur le déclenchement de l’article 7§1 (v. point 186 de la lettre de saisine du Conseil).

 Quel est l’avenir du déclenchement de l’article 7§1?

Le document de quarante-trois pages que la Commission a transmis au Conseil le 20 décembre 2017, est une « proposition motivée » destinée à le convaincre d’adopter une décision formelle pointant l’existence d’un « risque clair de violation grave » de l’Etat de droit. La balle est désormais dans le camp des Ministres des Etats qui devront réussir à réunir quatre cinquièmes de leurs membres pour faire adopter ce texte, soit 22 Etats (ou 21 après le Brexit). Si la nécessité d’obtenir l’approbation du Parlement européen dans ce processus ne posera sans doute aucun problème (ce dernier ayant été un fervent soutien de la Commission), la question reste entière de savoir si la majorité des 4/5 sera obtenue : les tractations seront à l’œuvre et le vote (non encore programmé) sera un indicateur très clair afin d’identifier les Etats membres qui entendent (ou non) soutenir les valeurs de l’Union.

Ce sera également un test pour la Bulgarie qui assume la présidence du Conseil le 1er janvier 2018 et qui devra orchestrer ce premier vote, crucial pour la crédibilité de l’Union sur la scène interne et internationale. Il ne s’agit là toutefois que du début d’un long processus ; si la situation continuait de se dégrader, l’intervention à l’unanimité du Conseil européen, i.e. les Chefs d’Etat et de gouvernement et le président de la Commission, est prévue (art.7§2). On le voit, un véritable bras de fer démocratique s’annonce avec de multiples obstacles procéduraux en vue.

Par Laurence Burgorgue-Larsen

[1] COM (2017) 835 final.

[2] COM (2014) 158 final.