Idris Fassassi, Maître de Conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas, LL.M. Harvard Law School, décrypte le décret anti-immigration émanant de l’administration Trump.

« Il est très probable que, suite à la décision de la Cour d’appel fédérale, la question de la constitutionnalité du décret soit tranchée par la Cour suprême »

Que comporte ce décret anti-immigration, surnommé « Muslim Ban » ?

Formellement, il s’agit d’un acte de l’exécutif, un executive order, adopté le 27 janvier. Dans le texte, il est précisé explicitement qu’il s’agit de « protéger la nation de l’entrée de terroristes étrangers ». Le décret présidentiel mentionne d’ailleurs les impératifs de sécurité nationale, en évoquant entre autres le cas du 11 septembre 2001.
Le décret comprend trois dispositions majeures.

La première, la plus polémique, interdit pendant a minima 90 jours l’entrée sur le territoire américain des ressortissants de sept pays (Soudan, Libye, Syrie, Somalie, Yémen, Iran et Irak). Peu importe le statut de ces ressortissants, qu’ils aient un visa ou non, leur entrée est désormais impossible.

La deuxième mesure porte sur la suspension pendant au moins 120 jours du programme d’accueil des réfugiés. Pour les réfugiés syriens, le programme d’accueil est même suspendu indéfiniment.
Enfin, il est prévu qu’une fois le programme d’admission des réfugiés rétabli, la priorité soit donnée à ceux relevant d’une religion minoritaire dans leur pays et qui subissent des persécutions sur ce fondement. Dans un entretien à la presse, Donald Trump a d’ailleurs affirmé qu’il privilégierait l’accueil de réfugiés chrétiens.

Il est difficile de ne pas opérer un rapprochement avec une proposition formulée par Donald Trump au cours de la campagne présidentielle. A la suite de la tuerie de San Bernardino en décembre 2015, Donald Trump avait indiqué vouloir interdire l’immigration de toute personne de confession musulmane aux Etats-Unis, avant de faire quelque peu machine arrière. Il avait alors précisé qu’il ne s’agissait que d’une « suggestion ». Malgré tout, pour bon nombre d’observateurs, ce décret est la reformulation sous des formes plus neutres et plus modestes de la proposition initiale. Cette thèse a d’ailleurs été confirmée par les déclarations de certains proches du Président.

A cet égard, la question posée devant les cours porte en partie sur la mesure dans laquelle le contexte, à savoir les déclarations passées de Donald Trump et de ses conseillers, peut être pris en compte pour déterminer le sens et le but réel du décret, et donc aller au-delà des formes.
On doit noter également le manque de préparation et la hâte avec laquelle la mesure fut adoptée. Il y a ainsi eu une confusion initiale sur le champ précis du décret, notamment sur le point de savoir si les résidents permanents – titulaires d’une « carte verte » – étaient affectés par la mesure. De plus, le bureau juridique de la Maison Blanche n’aurait apparemment pas été consulté en amont, ce qui accrédite la thèse d’un certain passage en force.

Où en sommes-nous des recours en justice ?

Selon la formule consacrée outre-Atlantique, les Etats-Unis sont un pays « gouverné par les lois et non par les hommes ». Cela signifie que les mesures de la puissance publique doivent être conformes au droit en général, et à la Constitution en particulier.
Des recours ont ainsi été immédiatement portés devant des juridictions fédérales par ceux qui contestaient la légalité du décret.

Il existe trois échelons au sein des juridictions fédérales : les juges fédéraux de première instance, les cours d’appel fédérales et enfin, au sommet, la Cour suprême.
La première décision faisant suite à l’entrée en vigueur du décret a émané d’une juge fédérale de première instance à New York, dès le lendemain – le 28 janvier -, qui a suspendu l’application de certaines mesures du décret, et notamment le renvoi des réfugiés ou détenteurs de visas ayant déjà posé le pied sur le sol américain.

D’autres juges sont intervenus. Certaines décisions ont d’ailleurs été plus favorables à l’administration, notamment celle d’un juge fédéral à Boston qui n’a pas renouvelé une mesure de suspension du décret, soulignant les impératifs de sécurité nationale.
La décision majeure est venue du juge fédéral James Robart à Seattle dans l’Etat de Washington, nommé en 2003 par le Président républicain George W. Bush. Cette décision prise le 3 février a une portée particulière car elle suspend l’application des mesures phares du décret sur l’ensemble du territoire américain.
L’administration Trump a immédiatement formé un recours en urgence devant la Cour d’appel fédérale du 9e Circuit contre cette décision.

Les plaidoiries ont d’ailleurs eu lieu hier.

L’argument principal de l’administration Trump tient à ce que le Président dispose d’un très large pouvoir en matière de sécurité nationale et d’immigration, et que les juges ne disposent pas du même pouvoir d’appréciation étant donné qu’ils n’ont pas accès aux mêmes informations. Les juges ne devraient donc pas substituer leurs appréciations à celles du Président.
Les avocats de l’administration soulignent également que le décret s’appuie sur une loi du Congrès qui dispose explicitement que le Président peut suspendre l’accès au territoire à certaines personnes si leur entrée est « préjudiciable » aux intérêts des Etats-Unis.

Les opposants au décret invoquent quant à eux trois arguments fondés sur la Constitution.
Tout d’abord, ils affirment que le décret viole le principe d’égalité, dans la mesure où, selon eux, le décret discrimine en fonction de la religion.
Ils invoquent ensuite la clause d’établissement du Premier amendement, qui interdit à l’état d’établir une religion, c’est-à-dire de favoriser une religion. Ils mettent ici en avant les déclarations de Donald Trump sur les minorités chrétiennes.

Enfin, ils dénoncent la violation du Cinquième amendement, qui impose le respect d’une procédure régulière de droit en cas d’atteinte à la liberté notamment.
A ces arguments constitutionnels, ils ajoutent un argument de nature législative. Ils affirment que le décret du Président viole une loi interdisant notamment de discriminer sur le fondement de la nationalité dans la délivrance des visas. Stratégiquement, il est utile d’invoquer ce type d’arguments. Déclarer une mesure inconstitutionnelle est en effet un acte fort, et les juges, en vertu de la doctrine de l’évitement, préfèrent le plus souvent se placer sur un terrain législatif.

Il est très probable que la décision qui devrait être prise d’ici la fin de semaine par la Cour d’appel, quel que soit son sens, soit ensuite portée à travers un recours vers la Cour Suprême à Washington. A l’heure actuelle, la situation est particulière car il n’y a que huit juges. En effet, le juge qu’a récemment nommé Donald Trump en remplacement du juge Scalia n’est pas encore entré en fonction. En cas d’égalité 4-4 à la Cour suprême, la règle est que la décision de la Cour d’appel fédérale est maintenue.

La décision à venir sera très importante sur les limites du pouvoir exécutif et la séparation des pouvoirs, en particulier à un moment où le nouveau Président semble retenir une approche très extensive de ses compétences.

Il faut néanmoins garder à l’esprit que la question de la sagesse ou du bien-fondé d’une mesure est différente de celle de sa constitutionnalité. Il existe d’ailleurs des précédents judiciaires favorables à un très large pouvoir du Président, même si la Cour suprême a pu rappeler il y a quelques années que l’ « état de guerre n’est pas un chèque en blanc pour le Président ».

Suite à ce décret ayant provoqué un tollé, Donald Trump peut-il faire l’objet d’une mesure d’Impeachment ?

L’impeachment est une procédure de destitution prévue par la Constitution et qui peut être mise en œuvre contre, entre autres, le Président pour corruption, trahison ou autres hauts crimes et délits.
La procédure est la suivante : la mise en accusation est faite par la chambre des représentants – une des deux chambres du Congrès – à la majorité simple, le Sénat votant ensuite sur la culpabilité à la majorité des deux tiers.

Dans l’histoire des Etats-Unis, seuls deux présidents ont été soumis à la procédure de l’impeachment, Andrew Johnson en 1867 et Bill Clinton en 1998, tous deux ultérieurement acquittés par le Sénat. Aucun Président n’a donc été destitué.

Il existe un débat sur ce qu’il faut entendra par « hauts crimes et délits ». Certains privilégient une responsabilité pénale, liée à la commission d’infractions pénales. D’autres retiennent une approche plus politique et considèrent que la chambre des représentants dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour déterminer ce qui constitue un « haut crime et délit ». En tout état de cause, à ce stade, il est difficile d’imaginer que les élus républicains majoritaires à la Chambre enclenchent une procédure de destitution contre le Président républicain.

On ne saurait préjuger l’avenir mais, à l’heure actuelle et même au regard des propos déplacés de Donald Trump au sujet du « soi-disant juge » Robart, il est prématuré de parler d’impeachment car les conditions ne sont pas réunies.

Par Idris Fassassi