Le 8 avril dernier, l’Assemblée nationale a voté en première lecture, une proposition de loi afin de mettre en place une taxe des géants du numérique (GAFA). Cette taxe s’inspire largement d’un projet européen qui n’a pas abouti en raison des réticences de certains pays.

Décryptage par Polina Kouraleva-Cazals, professeur de droit à l’Université Savoie Mont-Blanc.

« La taxe devrait concerner en pratique une trentaine de groupes. Ce sont justement les critères de sélection de ces sociétés qui sont susceptibles de constituer l’une des faiblesses du projet. »

 

Comment les GAFA sont-ils taxés actuellement ?

Le terme de « GAFA » désigne les quatre groupes de sociétés les plus importants de l’économie numérique : Google, Amazon, Facebook et Apple. Chaque groupe est dirigé à partir des États-Unis, mais exerce une activité à l’échelle mondiale. Chacune des sociétés qui fait partie du groupe est un contribuable soumis à un régime fiscal de droit commun. Cependant, plusieurs spécificités liées à leur modèle économique auraient permis de réduire la charge fiscale globale du groupe. Outre la question du niveau de leur imposition globale, se pose la question de la répartition de cette imposition entre les États.

Les règles de répartition diffèrent selon qu’il s’agit d’impôts qui frappent la consommation (comme la TVA) ou de ceux qui frappent la réalisation des bénéfices (comme l’impôt sur les sociétés). Dans le premier cas, la plupart des États admettent qu’il est logique de réserver le droit exclusif de prélever ces impôts à l’État où a lieu la consommation. Dans le second cas, en revanche, le droit d’imposer est traditionnellement reconnu à l’État de la résidence du contribuable et à l’État où sont situés les facteurs de la production de la valeur. Or pour les GAFA ces facteurs sont le plus souvent constitués d’actifs immatériels qui peuvent être facilement localisés dans n’importe quel pays. Ainsi, la France – comme beaucoup d’autres pays – ne peut pas imposer les bénéfices réalisés par ces groupes auprès des consommateurs français, dans la mesure où aucun facteur de production n’y est situé.

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) travaille sur ce sujet depuis plusieurs années et doit rendre un rapport définitif en 2020. En attendant, en mars 2018, la Commission européenne a déposé deux propositions de directives pour permettre une meilleure répartition du droit d’imposer la valeur créée dans le domaine numérique. L’une de ces propositions porte sur la création d’une taxe sur les services numériques. L’unanimité requise pour l’adoption des mesures fiscales en droit de l’UE n’a cependant pas été atteinte. Le Gouvernement français a alors décidé de suivre l’exemple de plusieurs autres pays et adopter une solution nationale permettant une imposition en France de certains groupes de l’économie numérique. Le projet de loi déposé le 6 mars 2019 – fortement inspiré par la directive européenne – vise ainsi à instaurer une taxe de 3% sur le chiffre d’affaires hors taxe provenant de certains services numériques fournis aux utilisateurs français.

Qui sera concerné par la taxe ?

Le projet de loi adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 8 avril 2019 définit les assujettis à la nouvelle taxe à travers les critères liés à leur modèle économique.

Sont ainsi concernées les entreprises qui fournissent les services numériques dont la valeur dépend de la contribution des internautes :

  • Les services d’intermédiation, correspondant à la mise à disposition d’interfaces numériques destinées à faciliter la mise en relation entre les utilisateurs ; et
  • Les services de ciblage publicitaire, correspondant à la vente auprès des annonceurs d’espaces sur les interfaces numériques destinés aux messages publicitaires ciblés, mais aussi les services de gestion et de transmission de données relatives aux utilisateurs.

Les services consistant à fournir du contenu numérique aux utilisateurs (type de services fournis par Netflix ou Youtube), ou les services financiers réglementés par le Code monétaire et financier sont exclus du champ d’application de la taxe. Le projet de loi exclut également les produits générés par le commerce en ligne. Ainsi, les recettes provenant des ventes opérées en ligne par Amazon échapperaient à la taxe. En revanche, seraient soumises à la taxe les recettes tirées du droit d’accès à l’interface accordé par Amazon aux internautes.

Le champ d’application de la taxe est également délimité au regard du seuil du chiffre d’affaires hors taxe généré par les services concernés. Il doit dépasser 750 millions d’euros au titre des services numériques fournis par le groupe au niveau mondial et 25 millions d’euros au titre des services numériques fournis par le groupe en France. Selon l’étude d’impact, la taxe devrait concerner en pratique une trentaine de groupes. Ce sont justement les critères de sélection de ces sociétés qui sont susceptibles de constituer l’une des faiblesses du projet.

Quelles sont les limites de ce texte ?

Selon le Conseil constitutionnel, le législateur peut appliquer un traitement différent aux contribuables dont les situations sont différentes au regard des critères objectifs et rationnels en rapport direct avec l’objectif de la loi. L’étude d’impact du projet prévoit deux objectifs. Il s’agirait, d’une part, de procurer de nouvelles recettes provenant de produits générés par l’activité des internautes localisés en France. Il s’agirait, d’autre part, de « répondre à un impératif d’équité́ fiscale dans un contexte où le secteur numérique représente une part croissante de la création de valeur au niveau national ». Or la sélection des services pertinents au regard de ces objectifs se révèle délicate. Ainsi, le Conseil d’État, dans son avis, se pose la question de la justification de l’exclusion des services financiers réglementés. De même, les avis des députés étaient partagés quant à l’exclusion ou non des systèmes informatisés de réservation.

Les critères de sélection peuvent également poser des difficultés au regard du droit de l’UE. Le fait que le projet s’inspire fortement d’une proposition de directive ne garantit pas sa conformité aux Traités. D’une part, la directive elle-même est critiquée pour l’atteinte qu’elle est susceptible de porter aux libertés de circulation. D’autre part, certaines exigences posées par les Traités – comme l’interdiction des aides d’État – ne s’appliquent pas aux directives, mais s’appliquent à la législation d’un État.

La principale faiblesse du projet résulte de son incohérence profonde. Ce projet – tout comme la proposition de la directive – reflète l’opposition entre la pression croissante pour taxer davantage l’enrichissement des groupes numériques étrangers et l’impossibilité juridique de le faire. Les conventions fiscales s’opposent en effet à l’imposition en France des bénéfices générés par des sociétés étrangères sans présence physique en France. Le Gouvernement est alors obligé de taxer le chiffre d’affaires et non le bénéfice. Or si les modalités de calcul et de prélèvement de la taxe devraient lui permettre d’échapper à la confrontation avec les conventions fiscales, elles risquent de poser une difficulté importante quant à la définition des facultés contributives et donc la conformité au principe d’égalité devant l’impôt.

La réalité – reconnue par le Gouvernement – est que seul un dispositif international (ou pour le moins européen) permettrait d’imposer les bénéfices concernés. La taxe proposée est ainsi présentée comme une solution temporaire, sans qu’un délai ou des conditions spécifiques de sa suppression ultérieure ne soient précisées. L’Assemblée nationale a cependant adopté un amendement qui prévoit un rapport annuel du Gouvernement au Parlement portant sur l’avancement des négociations conduites au sein de l’OCDE à propos de la mise en adéquation des règles fiscales avec les évolutions économiques et technologiques. Le rapport doit également rendre compte des travaux menés sur ces questions dans le cadre de l’Union européenne ou tout autre cadre international pertinent. Le rapport devra enfin préciser l’incidence de ces négociations sur la taxe et, le cas échéant, la date à laquelle un nouveau dispositif mettant en œuvre la solution internationale coordonnée pourrait s’y substituer.

Pour aller plus loin :

Par Polina Kouraleva-Cazals.