La justice américaine a récemment rendu une décision favorable à un collectif de graffeurs qui avaient décoré la façade d’une ancienne usine du Queens, rebaptisée 5Pointz. Décryptage de ce cas précis et de sa transposition envisageable en France par Nathalie Blanc, professeur de droit à l’Université Paris 13.

« La protection des œuvres de street art pose tout de même une difficulté en raison de leur illicéité »

Quelle est la nature de la décision prise par le juge fédéral concernant le site « 5Pointz » ?

La décision a été rendue par un juge de la Cour fédérale du District Est de New York, le juge Frederic Block. Il s’agit donc d’une décision de première instance. En novembre 2017, le jury désigné dans cette affaire a considéré que le promoteur immobilier, Gerald Wolkoff, avait violé le Visual Artists Rights Act (VARA) de 1990 qui reconnaît aux auteurs une sorte de droit moral pour les œuvres « dont l’importance est reconnue ». Ce droit protège les œuvres contre toute modification, altération ou destruction.

En l’occurrence, le promoteur était propriétaire d’une ancienne usine située à Long Island dans le Queens. Pendant près de vingt ans, il avait autorisé et contribué à la réalisation d’œuvres de street art. Le lieu, devenu célèbre et baptisé « 5Pointz », était considéré comme « la Mecque du graffiti ». En 2013, le promoteur a annoncé qu’il voulait raser l’usine pour y construire deux tours résidentielles. Les artistes s’y opposent. Une nuit, sans aucun préavis, les murs de l’immeuble sont repeints en blanc et les œuvres détruites. Le bâtiment est rasé en 2014.

Un groupe d’artistes poursuit le promoteur en invoquant l’interdiction de la destruction de leurs œuvres affirmée par le VARA. Le jury leur donne raison. Le juge fédéral confirme et fixe les dommages-intérêts à un montant très élevé : 6.7 millions de dollars (environ 5,3 millions d’euros) soit 150.000 dollars (120.000 euros) pour chaque fresque effacée. Ce que le juge reproche au propriétaire c’est de ne pas avoir attendu les permis qui l’auraient autorisé à détruire l’immeuble. Le délai d’obtention de ces permis aurait, selon les termes du juge, permis au public de « faire ses adieux » à cette « attraction touristique majeure ». Un appel sera sans doute formé par le propriétaire du site, lourdement condamné.

Comment le droit français encadre aujourd’hui le street art ?

La question de l’appréhension du street art par le droit est complexe. Elle a donné lieu à un colloque organisé à la BNF en 2016 dont les actes ont été publiés récemment (G. Goffaux Callebaut, D. Guevel, J.-B. Seube (dir.), Droit(s) et Street Art, De la transgression à l’artification, LGDJ, Lextenso, 2017).

A l’origine, le street art est un art transgressif qui repose sur un acte illicite puisqu’un artiste réalise une œuvre sans l’autorisation du propriétaire du support matériel. En ce sens, parce qu’il porte atteinte à la propriété d’autrui, personne privée ou personne publique, le street art est pénalement sanctionné. Ainsi, l’article 322-1 du code pénal réprime « la destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien appartenant à autrui » mais aussi « le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain ». L’importance du dommage causé au bien d’autrui conditionne la qualification délictuelle ou contraventionnelle de l’infraction. Même si le street art n’est pas expressément visé, il est englobé par les deux alinéas de ce texte.

Si le street art est réprimé, peut-il être protégé, spécialement par le droit d’auteur ? La question peut sembler passablement théorique et pour le moins paradoxale. Les artistes de rue ont en effet conscience de l’illicéité de leur pratique et la revendiquent. Pourtant, de plus en plus d’artistes sollicitent le droit de la propriété intellectuelle et l’exemple du site 5Pointz en est une illustration. Je pense également à Banksy dont une œuvre avait été découpée d’un mur de Londres en novembre 2013 pour réapparaître quelques jours plus tard dans une galerie de Miami. S’agissant du droit français, le code de la propriété intellectuelle n’envisage pas, en tant que telles, les créations de rue. Mais il ne définit pas davantage les œuvres de l’esprit et se borne à en donner une liste indicative en son article L. 112-2 visant notamment « les œuvres de dessin, de peinture », ainsi que « les œuvres graphiques et typographiques ». Les critères de la protection ont été fixés par la doctrine et la jurisprudence : la création doit être originale et concrétisée. La protection des œuvres de street art, qui remplissent ces deux conditions, pose tout de même une difficulté en raison de leur illicéité. A mon sens, l’illicéité résultant de l’absence d’autorisation du propriétaire du support de l’œuvre n’est pas exclusive de toute protection. Quelques décisions de juges du fond sont en ce sens.

Évidemment, l’illicéité a une incidence sur les droits des auteurs, spécialement sur leur droit moral. Si le droit d’auteur français distingue, et concilie, les droits de l’auteur de l’œuvre et ceux du propriétaire du support matériel, en matière de street art, l’illicéité de la réalisation fait pencher la balance en faveur du propriétaire du support. Alors que le droit au respect, l’un des quatre attributs du droit moral, interdit en principe toute atteinte à l’intégrité matérielle d’une œuvre de l’esprit et s’oppose ainsi à sa destruction, le caractère illicite de la création limite cette prérogative. On ne saurait imposer une œuvre au propriétaire du support matériel. Il peut donc la détruire pour remettre son bien en l’état. Mais soucieux de protéger les œuvres de l’esprit, certains juges ont encadré cette destruction ce qui rend la solution 5pointZ moins surprenante qu’il n’y paraît.

Le cas de « 5Pointz » serait-il transposable en France ?

Dans une certaine mesure, la solution paraît transposable en France. Une décision rendue par le Tribunal de grande instance de Paris le 13 octobre 2000 le laisse penser (TGI Paris, 3e ch., 2e sect., 13 oct. 2000, M. Aichouba et al. c/ M. Lecole). Les juges parisiens y ont reconnu qu’une mosaïque réalisée par des squatters constituait une œuvre de l’esprit protégeable par le droit d’auteur peu important sa forme d’expression. Si les juges ont considéré que le propriétaire de l’immeuble ne pouvait pas se voir opposer un droit sur une création réalisée de façon illicite, ils ont toutefois octroyé aux auteurs un délai de deux mois pour procéder à la dépose de leur œuvre, à leurs frais. Le jugement est remarquable puisqu’il admet que les auteurs d’une œuvre de street art bénéficient d’un droit au respect protégeant leur création, même si l’illicéité de la réalisation en réduit la portée. Si le propriétaire de l’immeuble avait immédiatement supprimé l’œuvre, aurait-il été condamné pour atteinte au droit au respect des auteurs ? C’est difficile à dire dans la mesure où les mairies elles-mêmes prévoient la remise en état en cas de tag réalisé sur des façades d’immeubles. Dès lors, comment reprocher à un propriétaire d’avoir supprimé une création qui porte atteinte à son bien ? Dans le cas de 5Pointz, la situation est différente puisque le propriétaire de l’immeuble avait donné son accord pour la réalisation des œuvres. Même si on ne pouvait lui imposer indéfiniment le maintien de ces créations, il aurait dû laisser aux auteurs la possibilité de retirer leurs œuvres. En ne le faisant pas, et en les supprimant sans aucun préavis, il a porté atteinte à leur droit au respect.

Par Nathalie Blanc