Le Premier ministre britannique, Boris Johnson a décidé une prorogation du Parlement, de ses activités législatives jusqu’au 14 octobre, deux semaines avant la date du Brexit.

Décryptage par Aurélien Antoine, Professeur de droit à l’Université Jean-Monnet/Saint-Etienne, Directeur de l’observatoire du Brexit.

 « La subtilité de Boris Johnson est d’avoir pris une décision critiquable politiquement, mais a priori peu contestable juridiquement.»

En quoi consiste la prorogation ?

Il s’agit d’une décision proposée par le Gouvernement, prise par le monarque sur la recommandation du Conseil privé. En vertu des règles constitutionnelles, la reine ne peut s’y opposer, pas plus que le Parlement lui-même. Ce dernier n’a que le pouvoir d’en encadrer le recours (c’est ce qu’il a fait au mois de juillet en modifiant une loi relative à l’Irlande du Nord, sans que cela n’empêche absolument pas la prorogation). Le début de la session parlementaire qui s’ouvre par un nouveau discours du Trône est indiqué dans l’acte de prorogation. En l’espèce, le Parlement ne se réunira plus à partir de la deuxième semaine de session de septembre (soit entre le 9 et le 12) jusqu’au 14 octobre.

Contrairement à ce que l’on peut lire ici ou là, il ne s’agit pas d’une suspension (en procédure parlementaire britannique, on parle alors plutôt de recess). Dans cette circonstance, le Parlement reprend ses travaux là où il les a arrêtés. Par exemple, cela signifie qu’une loi qui a atteint le stade de la lecture en commission avant la suspension se poursuit au même stade lorsque les parlementaires reviennent siéger.

La prorogation est plus radicale : il s’agit de mettre fin à une session. S’il est possible dans certains cas de poursuivre l’examen d’un projet de loi d’une session à l’autre (sur le fondement d’une carry-over motion déposée par le Gouvernement), c’est loin d’être systématique. Surtout, dans le cadre du Brexit, le passage d’une session à une autre n’est pas anodine. Elle permettrait au Gouvernement de pouvoir représenter l’accord du 13 novembre 2018 conclu à l’époque par l’Exécutif dirigé par Theresa May. La Première ministre n’avait pu le faire en vertu de la règle rappelée par le Speaker de la Chambre des Communes, John Bercow, selon laquelle il n’est pas possible de représenter aux parlementaires un texte identique dans une même session.

Pourquoi Boris Johnson a-t-il suspendu le Parlement ?

L’acte est juridique, mais la motivation est politique. Boris Johnson veut éviter à tout prix de se retrouver dans la situation de blocage de l’hiver et du printemps 2019. Il s’agit donc bien de réduire la possibilité pour les parlementaires de débattre et d’agir contre un éventuel no deal qu’ils ne veulent pas, mais que le Premier ministre est prêt à assumer s’il n’y a pas d’autres voies pour que le Brexit soit effectif.

Néanmoins, l’ultime objectif poursuivi par Boris Johnson est d’arriver en position de force face aux Européens lors du Conseil du 17 octobre prochain. En prorogeant le Parlement (et si ses membres n’ont pas trouvé les moyens de la contrecarrer), le Premier ministre pourra affirmer aux Européens qu’ils ne sauraient compter sur les MPs anti-brexit pour empêcher le no deal. Dès lors, pour prévenir une sortie sans accord, la seule issue possible serait de renégocier rapidement l’accord de novembre 2018. Cette stratégie, maline, n’a aucune garantie de succès.

Des actions contentieuses ont été lancées pour empêcher la suspension ? Ont-elles des chances d’aboutir ?

De nombreuses voix se sont élevées pour critiquer une décision dont les soubassements sont jugés peu démocratiques. Au-delà de ces réactions vives et légitimes, la question se pose néanmoins de savoir si les adversaires du Premier ministre ont les moyens de déjouer son plan sur le terrain juridictionnel.

Sur le fond, cette prorogation défie les usages constitutionnels à deux égards. En premier lieu, sa durée est particulièrement longue (plus d’un mois). Traditionnellement, le Parlement est prorogé à la veille d’une élection générale ou au terme d’une session parlementaire avant que la nouvelle débute, entre une et deux semaines en général. Dans le cas présent, la période est bien plus étendue. Selon un rapport de la Chambre des Communes, la prorogation n’a pas excédé les trois semaines ces quarante dernières années. L’étendue temporelle de cinq semaines empêche le Parlement d’obtenir des comptes du Gouvernement dans une période pourtant particulièrement critique. En second lieu, la prorogation n’a jamais été utilisée par l’Exécutif pour soumettre le Parlement. Il s’agit d’une décision assez formelle qui est un non-événement de la vie quotidienne des institutions. En faisant usage de la prorogation pour parvenir à des fins politiques, Boris Johnson serait coupable d’une espèce de détournement de procédure qui renvoie à une problématique classique de l’histoire constitutionnelle britannique : l’atteinte des droits du parlement par l’Exécutif. En prorogeant le Parlement, l’Exécutif restreint considérablement la possibilité des parlementaires d’empêcher un no deal vis-à-vis duquel ils n’ont eu de cesse d’exprimer leur désaccord, car il aurait de graves conséquences. La frustration des droits du Parlement, contraire à la démocratie parlementaire et au principe de rule of law, est au cœur des recours juridictionnels et d’une analyse récente de l’un des plus grands juristes du Royaume-Uni, le Pr Paul Craig (sa brève analyse est accessible ici ). La Court of Session en Écosse a d’ores et déjà été saisie de la décision par des députés du Scottish National Party. Elle rendra son jugement le 3 septembre après avoir écarté une procédure d’urgence. Gina Miller et John Major ont fait de même devant la Haute cour de Londres. Une action a enfin été engagée à Belfast devant la juridiction suprême nord-irlandaise sur un argument supplémentaire plus spécifique lié à la compatibilité de la prorogation aux accords du Vendredi saint.

Nul ne peut prédire l’issue de ces contentieux qui pourraient durer au-delà du 12 septembre en cas d’appel devant la Cour suprême. Selon nous, la stratégie du Premier ministre ne saurait être qualifiée d’anticonstitutionnelle avec certitude. Primo, le Parlement se réunira quand même avant le 31 octobre à deux reprises : début septembre et à partir du 14 octobre. Ces fenêtres de tir sont suffisantes pour prévoir deux actions : prendre le contrôle de l’agenda parlementaire afin de parvenir à l’adoption d’une loi obligeant le Premier ministre à solliciter de l’UE un nouveau report du Brexit ; et lancer une procédure de défiance dans le but de remplacer Boris Johnson. Secundo, au printemps dernier, les parlementaires avaient déjà eu des opportunités de s’entendre sur des alternatives au no deal ou à l’accord conclu avec l’UE par Theresa May en novembre 2018. Ils n’y sont jamais parvenus. Tertio, l’acte de prorogation n’a pas à être motivé. Si les juges décidaient de se pencher sur cette motivation, ils seraient conduits à en apprécier l’opportunité politique. Lord Sumption, un ancien juge de la Cour suprême, a considéré qu’il y avait peu de chances qu’ils franchissent le Rubicon.

La subtilité de Boris Johnson est d’avoir pris une décision critiquable politiquement, mais a priori peu contestable juridiquement. La Constitution (et le droit en général) ne saurait prévoir toutes les manipulations dont elle peut faire l’objet. Il appartient alors au corps politique élu démocratiquement (et non aux juges) de dire si de telles manœuvres doivent être annihilées et empêchées pour l’avenir en consacrant, pour le cas britannique, de nouveaux usages ou lois de nature constitutionnelle qui réduiraient encore un peu plus le domaine de la prérogative royale. En apparence conforme à l’histoire constitutionnelle britannique, cette évolution ne doit toutefois pas conduire à faire basculer le régime parlementaire dans le régime d’assemblée en privant le Gouvernement de moyens d’action pour être efficace.

Pour aller plus loin :

Par Aurélien Antoine