La Cour internationale de Justice a rendu le 2 février dernier un arrêt sur la question de l’indemnisation dans l’affaire Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) dans lequel elle condamne un Etat à réparer les dommages écologiques causés sur le territoire d’un autre Etat.

Décryptage par Yann Kerbtrat, professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris 1), membre de la Commission environnement du Club des Juristes.

« La Cour internationale de Justice reconnaît pour la première fois que le droit international général donne droit à réparation des dommages à l’environnement »

Dans quel contexte cet arrêt a-t-il été rendu ?

Les questions que la Cour était appelée à trancher dans son arrêt du 2 février concernaient les conséquences dommageables d’activités conduites par le Nicaragua dans une zone de 3 km2 située dans la partie la plus orientale de la frontière terrestre entre les deux États, à proximité de l’embouchure du fleuve San Juan. Dans cet espace, pourtant inscrit sur la liste des zones humides d’importance internationale de la Convention de Ramsar de 1971,  le gouvernement nicaraguayen avait, en particulier, fait draguer ou creuser trois chenaux, coupant à cet effet arbres et végétation divers, et déplaçant une importante quantité de terre. La Cour ayant dit, dans un précédent arrêt rendu le 16 décembre 2015, que cet espace était situé sur le territoire du Costa Rica, elle en avait conclu que ces travaux avaient été réalisés en violation de la souveraineté territoriale de celui-ci. Le Costa Rica était dès lors en droit d’obtenir réparation des préjudices subis et demandait à ce titre, que soient réparés non seulement son préjudice économique, mais également les dommages causés à l’environnement lui-même par ces activités illicites. C’est sur cet aspect que la Cour statue dans son arrêt du 2 février.

Que dit la CIJ à propos du principe même de la réparation du préjudice écologique en droit international public ?

L’aspect le plus remarquable de cet arrêt est que la Cour internationale de Justice reconnaît pour la première fois que le droit international général donne droit à réparation des dommages à l’environnement, dès lors qu’ils sont la conséquence d’un fait internationalement illicite. La jurisprudence n’avait jusqu’à présent statué que sur le caractère indemnisable des préjudices économiques consécutifs à la dégradation de l’environnement, mais pas sur celui du dommage écologique pur.  Il était arrivé, par ailleurs, qu’un organe soit spécialement investi de la compétence d’accorder une indemnité pour de tels dommages (la Commission d’indemnisation des Nations Unies pour l’Irak pour les dommages à l’environnement causé par l’Irak sur le territoire du Koweït en particulier). Mais jamais il n’avait été affirmé clairement que le droit international général relatif à la responsabilité internationale des États impose la réparation de tels préjudices. C’est désormais chose faite : « il est […] conforme aux principes du droit international régissant les conséquences de faits internationalement illicites, et notamment au principe de la réparation intégrale, de conclure que les dommages environnementaux ouvrent en eux-mêmes droit à indemnisation, en sus de dépenses engagées par l’Etat lésé en conséquence de tels dommages ».

La Cour prend soin de rappeler que, dans les relations entre Etats, les dommages ne donnent droit à réparation que lorsqu’« existe un lien de causalité suffisamment direct et certain » entre le fait internationalement illicite (ici, la violation de la souveraineté du Costa Rica) et le préjudice subi. Mais elle ajoute que, s’agissant des dommages à l’environnement, possiblement induits par plusieurs causes concomitantes ou pour lesquels le lien de causalité ne peut parfois être démontré avec certitude, compte tenu de l’état des connaissances scientifiques, elle appréciera au cas par cas les difficultés de preuve « à la lumière des faits propres à l’affaire et des éléments de preuve présentés à la Cour ». Cette précision, qui n’est pas sans rappeler la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme en la matière, atteste la volonté de ne pas surcharger le fardeau de la preuve en matière environnementale et laisse ouverte l’éventualité de l’admission d’une  preuve probabiliste de la causalité, fondée par exemple sur des statistiques.

Comment la CIJ évalue-t-elle les dommages à l’environnement et calcule-t-elle pour ceux-ci le montant de l’indemnité ?

Les parties divergeaient sur la méthode d’évaluation des dommages à l’environnement. Le Nicaragua prônait le choix d’une méthode fondée sur le coût de la compensation environnementale : le montant du dommage indemnisable serait celui qui devrait être payé pour financer la conservation d’une zone dont les services environnementaux sont équivalents, jusqu’à ce que l’espace endommagé se soit reconstitué. Cette méthode est envisagée, par exemple, dans la Directive UE de 2004 sur la responsabilité environnementale. Le Costa Rica demandait de son côté que la Cour retienne la «méthode des services écosystémiques», utilisée pour l’évaluation de certains projets internationaux. Selon celle-ci, la valeur d’un environnement se compose des biens et services fournis par celui-ci. Certains (comme le bois) sont susceptibles d’être commercialisés et ont une «valeur d’usage direct», évaluable en fonction du préjudice économique subi ou prévisible. D’autres, qui ne sont pas commercialisés (par exemple, les services liés à la régulation des gaz ou au maintien de la biodiversité) ont une «valeur d’usage indirect» qui peut être estimée à partir de celle définie dans des études concernant des écosystèmes dont les conditions sont jugées similaires à celles de l’écosystème concerné (méthode d’évaluation fondée sur le transfert de valeurs). Le Costa Rica dénombrait 22 catégories de biens et services susceptibles d’avoir été dégradés ou perdus en conséquence des activités illicites du Nicaragua, mais ne demandait d’indemnisation que pour six d’entre elles : le bois, les autres matières premières, la régulation des gaz et de la qualité de l’air, l’atténuation des risques naturels, la formation du sol et la lutte contre l’érosion, et la biodiversité en ce qui concerne l’habitat et le renouvellement des populations.

La Cour dans son arrêt ne choisit pas entre ces deux méthodes. Elle considère qu’elle peut se référer « à l’une ou à l’autre chaque fois que leurs éléments offriront une base raisonnable d’évaluation ». Elle examine ensuite les atteintes à l’environnement pour chacun des biens et valeurs identifiés par le Costa Rica et constate, à la lumière des preuves apportées, la réalité de la dégradation pour quatre d’entre elles, dont, de manière remarquable, les atteintes à la biodiversité et la réduction de la capacité de la zone à réguler les gaz à effet de serre. Elle procède ensuite à une évaluation globale de ces dommages sur la base des évaluations faites par les parties pour chacune de ces valeurs. S’abstenant d’indiquer précisément les modalités de son calcul, elle accorde finalement au Costa Rica une réparation de 120.000 dollars US (plus de 97 000€) pour la dégradation ou la perte de biens et services environnementaux.

La décision a été prise à 15 voix contre une et à l’unanimité des juges permanents présents.

Elle fera date, à n’en pas douter.

Par Yann Kerbrat