Damien Carême, maire Europe-Écologie Les Verts de la ville de Grande-Synthe (59) a déposé un recours contre l’État pour inaction climatique, estimant que les pouvoirs publics ne prenaient pas toutes les mesures pour protéger la ville des aléas liés au changement climatique.

Décryptage par Camille Broyelle, professeur de droit à l’Université Paris II Panthéon-Assas.

« Il existe dans le droit positif une obligation à la charge de l’État de lutter contre le réchauffement climatique »

En quoi consiste ce recours contre l’État ?

Le contexte de l’action menée par Grande-Synthe est celui du dernier rapport du GIEC (oct. 2018) et des conséquences dramatiques d’une élévation de la température de la planète de plus de 1,5° C par rapport au niveau préindustriel. Les États signataires de l’Accord de Paris (2015), notamment la France, se sont engagés à contenir une augmentation « nettement en dessous de 2° » et de « [poursuivre] l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5° » (art. 2). Estimant que l’État français ne respecte pas cet engagement, la commune a engagé une action.
A ce stade, il ne s’agit pas encore d’un recours juridictionnel mais d’une demande adressée à l’État tendant à ce qu’il adopte un certain nombre de mesures destinées à réduire les émissions de gaz à effet de serre et à contenir le réchauffement climatique. Cette demande s’inscrit cependant dans une démarche contentieuse, dont elle constitue le préalable nécessaire. Si, l’Etat refuse d’agir ou s’abstient de répondre dans un délai de deux mois – ce sera probablement le cas -, la commune sera en mesure de saisir le Conseil d’Etat. Ce dernier devra alors juger si l’Etat peut légalement s’abstenir de prendre les mesures sollicitées et pourra éventuellement enjoindre à l’État d’agir.

Dans le cas présent, quelle(s) réponse(s) la Justice peut-elle apporter ?

Déjà, la recevabilité de la demande devrait être admise. La situation littorale de Grande-Synthe la rendant particulièrement vulnérable (notamment au recul du trait de côte engendré par le réchauffement climatique), elle dispose certainement d’un intérêt à agir.

Sur le fond, si l’on se réfère à ce qui est indiqué sur le site de la mairie de Grande-Synthe, plusieurs types de mesures ont été sollicités et les réponses du juge devraient varier selon les cas.
Tout d’abord, il a été demandé à l’Etat « de prendre toutes dispositions législatives et réglementaires pour rendre obligatoire la priorité climatique ». Sur le plan juridique, une telle demande a peu de chances de prospérer. Ne serait-ce que parce que la Constitution prend soin de n’accorder aucune priorité au climat, la préoccupation climatique et plus généralement environnementale devant être conciliées avec le développement économique et le progrès social (art. 6 de la Charte de l’environnement). La portée de cette demande semble avant tout politique. On peut imaginer qu’elle vise à pointer la nécessité d’introduire dans la Constitution la priorité climatique, comme l’avait fait le projet de réforme constitutionnelle de l’été dernier. Une façon peut-être d’inciter le gouvernement à l’inscrire dans la loi constitutionnelle qui devrait être prochainement discutée.

Ensuite, la commune a demandé à l’Etat d’empêcher l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre et de prendre « des mesures immédiates d’adaptation au changement climatique ». Sans doute, l’Accord de Paris est juridiquement peu contraignant et on n’imagine pas le Conseil d’État déduire de ses seules dispositions une obligation d’agir. Il est possible cependant que la commune ait invoqué d’autres fondements. On songe notamment à la due diligence, règle coutumière dont la CIJ a déduit une obligation de prévention en matière environnementale (affaire des usines de pâtes à papier, 2010) ou encore aux articles 2 (droit à la vie) et 8 (respect de la vie privée) de la CEDH, dont la Cour européenne a tiré en 2009 le droit à un environnement sain. La Cour d’appel de la Haye n’a pas hésité, récemment, à extraire de ces textes un devoir de vigilance et, en s’appuyant sur l’Accord de Paris, à imposer à l’État néerlandais une réduction des gaz à effet de serre de 25% d’ici 2020 par rapport à 1990 au lieu des 20 % que l’État avait prévus (Urgenda, oct. 2018 ; Y. Kerbrat, RGDIP 2018).

Le Conseil d’État dispose ainsi des outils juridiques permettant de juger qu’existe dans le droit positif une obligation à la charge de l’État de lutter contre le réchauffement climatique et, le cas échéant, d’imposer à l’État de prendre les mesures nécessaires. Toute la question est de savoir si le juge aura la volonté de se saisir de ces instruments, et peut-être aussi le courage, le mouvement des gilets jaunes indiquant que les populations ne se laissent pas aisément convaincre par l’argument environnemental.

De manière générale, existe-t-il une jurisprudence concernant les recours contre l’État ?

Récemment, le Conseil d’État a jugé insuffisants les plans relatifs à la qualité de l’air adoptés par l’État et lui a enjoint de prendre les mesures adéquates (Amis de la terre, juill. 2017). Mais dans cette affaire, le juge disposait de règles écrites imposant des obligations précises (directive européenne, loi). Le recours de la commune de Grande-Synthe tranche avec ce précédent dans la mesure où précisément manquent des textes à la fois explicites et juridiquement contraignants. Le Conseil d’État devra alors prendre parti : tirer du droit existant une obligation d’agir à la charge de l’État ou lui accorder la possibilité de rester dans le registre des proclamations. L’action de Grande-Synthe présente à ce titre un enjeu considérable. Elle annonce le premier procès climatique engagé en France, c’est-à-dire un procès qui pose la question des obligations de l’État dans le réchauffement de la planète.

Ce type d’action, qui se multiplie dans le monde (C. Cournil, L. Varison, Les procès climatiques, 2018), a déjà donné lieu à des condamnations retentissantes des États par les juges nationaux, aux Pays-Bas (affaire Urgenda préc.) mais aussi en Colombie (avr. 2018) ou au Pakistan (sept. 2015). Ces décisions le montrent : pour que les États prennent leurs responsabilités en matière climatique, les juges nationaux doivent prendre les leurs (L. Fonbaustier, Manuel de droit de l’environnement, 2018). Ce sera certainement une décision difficile à prendre pour le Conseil d’État. Son autorité et son rôle dans les institutions l’autorisent toutefois à se montrer audacieux.

Par Camille Broyelle