La loi autorisant le gouvernement à privatiser Aéroports de Paris (ADP) a été adoptée par les députés le 14 mars dernier. Une décision vivement critiquée qui fait l’objet depuis plusieurs semaines, d’une vague de contestations. Mercredi 28 mars, la Commission des affaires sociales du Sénat a décidé de déposer une question préalable pour rejeter, avant examen, le texte qui fera l’objet d’une deuxième lecture le 9 avril prochain, devant le Sénat.

Décryptage de Véronique Magnier, professeur à l’Université Paris-Sud, directrice de l’Institut Droit Éthique Patrimoine (IDEP).

«Le mécanisme prévu est celui de la concession : les actifs resteront la propriété de l’État et le gestionnaire ne pourra pas les revendre. »

Pourquoi cette cession pose-t-elle problème sur le principe et sur ses modalités ? Quels sont les arguments des partisans d’une privatisation ?

Il n’entre pas dans les missions de l’État d’être entrepreneur. Or les privatisations conduisent l’État à se dépouiller d’une partie de son patrimoine sur la seule base de l’espoir de gains ou de progrès futurs. Par le passé, elles répondaient à un libéralisme plutôt prudent, qu’elles restent partielles (selon la politique du « ni ni » de François Mitterrand), ou s’appuient sur des « noyaux durs » permettant aux plus fidèles des actionnaires de garder la main sur les droits de vote des nouvelles privatisées. Les avantages attendus étant incertains, l’opération comporte à chaque fois un fort aléa. L’État fait en quelque sorte un pari sur l’avenir, ce qui incite à bien mesurer l’impact de la décision en termes d’avantages-coûts.

La privatisation d’ADP ne semble pas relever d’une politique économique claire. L’objectif est d’investir dans l’innovation. Mais à quel prix ? La formule employée par le ministre de l’Économie, Bruno Lemaire, est intéressante : on passerait « d’une logique de dividendes à une logique d’investissements ». Au-delà de la rhétorique, l’un et l’autre ne sont pourtant pas antinomiques. L’opération de privatisation rapporterait une dizaine de milliards à l’État et est sans doute intéressante à très court terme. Mais il faudrait pouvoir comparer les gains attendus de ces projets innovants aux profits présents et futurs générés par l’actif cédé. En tant qu’actionnaire, l’État reçoit d’ADP 100 à 200 millions de dividendes par an, sans compter la part de profits réinvestie chaque année dans l’entreprise, qui accroit dans le même temps la valeur réelle de ses actifs. Le chiffre d’affaires d’ADP a crû de 22 % en 2017 et rien n’indique que la tendance s’inversera. Pourquoi se dessaisir d’un actif rentable et renoncer à des recettes non négligeables au profit d’investissements dans l’immatériel dont on ne mesure pas aujourd’hui l’impact pour la société tout entière ? Il ne faudrait pas lâcher la proie pour l’ombre, au détriment de l’intérêt général.

L’article 49 du projet de loi Pacte qui a été adopté par les députés prévoit de supprimer l’obligation, pour l’État, de détenir la majorité du capital d’ADP qui est actuellement évalué à 50,63%. Concrètement, quels seront les effets de la cession à un opérateur privé ? L’État pourrait-il céder toutes ses parts ?

Toute opération de privatisation suppose le vote d’une loi. Il est prévu que la loi Pacte, actuellement en discussion au parlement permette à l’État de descendre sous le seuil de 50% dans le capital du groupe ADP, ce qui lui est interdit par la loi actuellement. Une fois la loi votée, les effets de la cession seront immédiats et l’État perdra le contrôle du groupe dès que la barre des 50% sera franchie, peu importe le sort des actions restantes.

En plus d’être financier, le défi à relever est d’ordre juridico-politique. Le mécanisme prévu est celui de la concession : les actifs resteront la propriété de l’État et le gestionnaire ne pourra pas les revendre. Il aura toutefois toute liberté pour utiliser comme bon lui semble le patrimoine mis à sa disposition. Il n’est pas question non plus de transférer la souveraineté sur les questions de sécurité aux frontières et de protection des sites stratégiques que sont les aéroports parisiens, ces missions étant réservées à l’État. Reste le sujet du transfert successif des titres. Une fois dans la sphère privée, l’entreprise devient une cible potentielle. Qui peut affirmer que son actionnariat ne pourra évoluer au fil du temps ? Le précédent toulousain est là pour rappeler que céder un aéroport à des entreprises privées n’est pas sans risque. Dans ce cas, la société appartenait à un groupe chinois, n’avait aucune expérience dans le domaine aéroportuaire et avait mené une gestion très dispendieuse (versements de dividendes importants auxquels les actionnaires minoritaires –publics- n’ont pu s’opposer). Aujourd’hui, l’actionnaire chercherait à revendre ses titres pour un montant supérieur de près 200 millions au prix où il l’a acheté. ADP risque de connaitre un parcours similaire, au risque de passer à des mains hors de l’hexagone.

Valérie Pécresse, présidente du conseil régional, a annoncé lundi dernier que la région Île-de-France va siéger au conseil d’administration d’Aéroport de Paris (ADP) afin de demander à l’État des «garde-fous ». Quels sont-ils ?

La préoccupation est bien celle des garde-fous, ceux imposés au repreneur. On ne voudrait pas reproduire les erreurs qui ont conduit au scandale des autoroutes au profit de Vinci, dans les esprits de tous.

Un premier sujet, crucial, est précisément celui du repreneur. Les critères de recevabilité des candidats doivent être exigeants. Une bonne connaissance du secteur est de bon sens (critère pourtant absent dans le cas toulousain). Entreprise favorite, Vinci (encore elle !) connait forcément le secteur en sa qualité d’actionnaire minoritaire de ADP – 8%. Mais sa double casquette de vendeur et d’acquéreur pose une vraie question de conflit d’intérêts. Le vote de Vinci-actionnaire d’ADP ne pèse-t-il pas dans les négociations au profit de Vinci-acquéreur ?

Ensuite, tout dépendra du cahier des charges et des contrôles pour en garantir l’effectivité. On  s’orienterait vers une concession de 70 ans. Outre cette durée inhabituellement longue, il est prévu une indemnisation lors du retour des actifs à l’État. À supposer que ce retour ait lieu (sinon ADP sera définitivement perdu pour l’État), l’État engage les générations futures à payer une dette en compensation d’une supposée « perte d’éternité » ! Qui a jamais pu prétendre à un droit (opposable) à l’éternité ? De plus, la concession reposerait sur un accord public-privé, mécanisme depuis longtemps délaissé en France -pour les dérives publiques coûteuses engendrées – et dernièrement décrié par la Cour des comptes européenne pour ses multiples insuffisances et ses avantages limités. On évoque aussi des missions de contrôle de l’évolution des redevances aéroportuaires, du niveau des investissements et de la rentabilité par un régulateur indépendant. Aura-t-il le poids suffisant pour orienter les décisions stratégiques d’une entité privée et imposer à ses dirigeants la réalisation d’investissements jugés « nécessaires au service public » ? Une clause de rendez-vous suffira-t-elle à redresser une gestion déviante ? Quelle sanction prévoir en cas de non-respect du cahier des charges ?

On peine ainsi à estimer le coût global de l’opération. Ce dont on peut être assuré c’est que dès lors qu’augmenteront les redevances payées par les compagnies aériennes pour bénéficier des installations de la future entreprise privée, ce coût se répercutera sur les voyageurs. Les politiques d’avenir se feraient-elles au détriment des consommateurs ?

Pour aller plus loin :

Par Véronique Magnier.