Une ligne de chemin de fer mixte voyageurs/fret entre la France et l’Italie, à travers les Alpes, est actuellement en cours.
Le 5 février 2019, l’Italie a transmis au Gouvernement français un rapport analysant les coûts et bénéfices du projet de ligne ferroviaire entre les villes de Lyon et de Turin. Estimant que le projet générera une rentabilité négative, le rapport recommande au Gouvernement italien l’arrêt des travaux.

Décryptage par Mathias Audit, professeur de droit à l’Université Panthéon-Sorbonne.

« Si la décision unilatérale des autorités italiennes de mettre un terme au projet était effectivement adoptée, il est possible que celle-ci conduise à l’émergence de divers contentieux »


Quels sont les problèmes posés par le projet ?

Deux positions se font face en Italie sur la pérennité de ce projet ferroviaire transfrontalier. D’un côté, le Mouvement 5 étoiles s’oppose à la poursuite du projet. Luigi Di Maio, dirigeant de ce Mouvement et vice-Premier ministre, a déclaré que le projet ne se concrétisera pas, estimant qu’il serait très préjudiciable aux finances publiques. À l’inverse, la Ligue du Nord et son dirigeant, Matteo Salvini se sont montrés plus favorables au maintien du projet. Quant au chef du Gouvernement, Guiseppe Conte, il a déclaré que la décision finale sera prise après une analyse comparative des coûts et bénéfices du projet. Une rencontre est prévue entre les deux États et l’Union européenne, laquelle participe au financement du projet.

Il importe de relever que celui implique le percement d’un tunnel bitube entre les Alpes italiennes et françaises, dont le coût est estimé à 8,6 milliards d’euros. Plus encore, celui-ci a commencé à être creusé à la faveur de galeries de reconnaissance réalisées sur le tracé du tunnel définitif. Un abandon du projet en serait donc d’autant plus problématique.

Il mettrait également un terme à une entreprise ambitieuse dont l’architecture juridique a commencé à être élaborée depuis plus de vingt ans. Le premier traité franco-italien pour la réalisation et l’exploitation de cette nouvelle ligne ferroviaire entre Lyon et Turin remonte en effet au 15 janvier 1996[1]. Ont ensuite été successivement conclus de nouveaux accords les 29 janvier 2001[2], 3 décembre 2004[3] et 30 janvier 2012[4]. Le cadre juridique actuel résulte d’un nouveau traité conclu le 24 février 2015, lequel s’est accompagné d’un protocole additionnel en date du 8 mars 2016.

L’un des partis de gouvernement s’oppose fermement à la poursuite de ce projet. L’Italie peut-elle se désengager de cet accord bilatéral ? La crise diplomatique actuelle pourrait-elle également avoir des conséquences sur la poursuite de ce projet ?

Si la décision unilatérale des autorités italiennes de mettre un terme au projet était effectivement adoptée, il est possible que celle-ci conduise à l’émergence de divers contentieux. Plus exactement, il est prévu par l’accord franco-italien qu’au terme de négociations infructueuses d’une durée de trois mois, la France aura la possibilité d’introduire une requête arbitrale à l’encontre de l’Italie.

Les modalités de constitution du tribunal arbitral sont assez particulières ; l’accord de 2015 renvoie en réalité aux modalités de règlement des différends prévues par l’accord de 2012 (art. 27). Chaque partie désigne classiquement un arbitre, lesquels procèdent à la nomination du président du tribunal arbitral. À défaut d’accord, il est prévu que le président de la Cour de justice doive procéder à cette désignation. La procédure est purement ad hoc, puisqu’il n’est prévu aucun règlement d’arbitrage, les arbitres devant adopter leurs propres règles de procédure.

Mais, à la vérité, l’État français n’est bien évidemment pas la seule partie prenante du projet susceptible de subir les conséquences préjudiciables d’une décision italienne de retrait. On peut même supposer qu’entre les deux États, ce n’est pas par voie contentieuse que la question se réglera, mais à la faveur d’échanges diplomatiques.

En cas d’annulation, la France peut-elle exiger de l’Italie des réparations financières ? Et comment seraient-elles calculées?

La gestion opérationnelle de la réalisation de la section transfrontalière de l’ouvrage a été confiée à un « promoteur public » qui est la société de droit français Tunnel Euralpin Lyon Turin (TELT). Celle-ci subirait bien évidemment le contrecoup d’une décision de retrait, et l’accord de 2015 lui permettrait, par principe, d’engager une procédure arbitrale à l’encontre de l’Italie pour défaut d’application de celui-ci. Cela étant, cette société ayant pour actionnaire, d’un côté, l’État français pour 50% de son capital et la société en charge du réseau ferré italien pour les 50% restants, il est fort peu probable que cette personne morale, certes juridiquement indépendante de ses actionnaires, soit finalement en mesure d’adopter une délibération visant à attraire l’État italien à l’arbitrage…

Il reste toutefois les autres intervenants dans le projet, et en particulier les cocontractants de la société TELT. Celle-ci a en effet été habilitée à passer des marchés publics et conclure des contrats aux fins de la réalisation du tunnel et du tronçon transfrontalier. Or, si elle intervient, la cessation du projet va nécessairement conduire à la résiliation de ces contrats de construction ou autres et, à terme, à l’indemnisation des cocontractants. L’accord de 2012 (art. 10) par renvoi de celui de 2015 prévoit pour ce type de contentieux l’application du droit public français et une répartition de compétence entre les juridictions administratives françaises et le tribunal arbitral, ce dernier devant être spécialement retenu pour les contrats passés par la société TELT ayant directement pour objet la construction, l’installation des équipements ou l’exploitation des ouvrages de la section transfrontalière.

Mais que le contentieux des cocontractants impliqués dans l’édification de la section transfrontalière soit porté devant les tribunaux administratifs français ou à l’arbitrage, il n’en reste pas moins que c’est bien le promoteur public, c’est-à-dire la société TELT, qui devra supporter les conséquences indemnitaires du retrait, et non l’État italien lui-même. On ajoutera qu’en outre, pour la partie strictement française – et donc non transfrontalière – du projet, c’est-à-dire entre Lyon et Saint-Jean-de-Maurienne, la maîtrise d’ouvrage en a été confiée à SNCF Réseau. Or, selon toute vraisemblance, celle-ci subira également un préjudice du retrait, dont elle ne pourra pas non plus demander l’indemnisation à l’État italien faute de voie contentieuse spécialement prévue à cet effet et eu égard à l’immunité de juridiction dont celui-ci bénéficierait en cas de demande indemnitaire portée devant les juridictions françaises.

Pour aller plus loin :

 

[1]              Accord du 15 janvier 1996 relatif à la création de la commission intergouvernementale pour la préparation de la réalisation d’une nouvelle liaison ferroviaire entre Lyon et Turin.

[2]              Accord du 29 janvier 2001 pour la réalisation d’une nouvelle ligne ferroviaire Lyon-Turin.

[3]              Accord pour la prise en compte de la sûreté dans les études de la réalisation d’une nouvelle ligne ferroviaire Lyon Turin

[4]              Accord du 30 janvier 2012 pour la réalisation et l’exploitation d’une nouvelle ligne ferroviaire Lyon-Turin.

 

Par Mathias Audit