Les mobilisations des gilets jaunes ainsi que les manifestations parfois violentes qui ont jalonné ces derniers mois ont poussé le gouvernement à y répondre à travers une loi. Une proposition de loi a été présentée par Bruno Retailleau devant le Sénat le 3 mai 2018 avant d’être adoptée en première lecture, avec modifications, par ce dernier le 23 octobre 2018. Mardi, le projet de réforme sur la loi « anti-casseurs » a été adopté par le parlement. Le projet de loi sera ensuite examiné à nouveau par le Sénat le 12 mars prochain.

Décryptage par Stéphane Detraz, Enseignant-chercheur à Université Paris Sud (Paris Saclay), faculté Jean Monnet, IDEP.

« La  formule  « menace d’une particulière gravité pour l’ordre public [révélée] par ses agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique» est ambiguë, il suffira que la personne ait pris part à des manifestations ayant donné lieu à des atteintes et des dommages »

L’article 2 du projet de loi qui accorde au préfet l’interdiction de manifester empiète-il sur le pouvoir judiciaire ?

Les préfets et le préfet de police pourraient en effet interdire à certaines personnes de participer à une manifestation déclarée – la méconnaissance de cette interdiction étant un délit. Mais il n’en résulterait pour autant aucun « empiétement » de l’Administration sur l’autorité judiciaire. D’une part, il est du rôle même des autorités administratives que d’adopter de mesures visant à prévenir les troubles à l’ordre public, ces troubles seraient-ils pénalement répréhensibles. D’autre part, c’est au contraire l’autorité judiciaire qui « empiète » sur ledit rôle lorsqu’elle se voit confier des missions de prévention identiques, comme c’est le cas du procureur de la République pour certaines hypothèses de contrôle d’identité (on qualifie d’ailleurs ces contrôles d’« administratifs » ou « préventifs »).

Autre chose est de savoir si l’interdiction de manifester projetée est nécessaire et proportionnée et peut légitimement limiter l’exercice d’une liberté à valeur supra-législative. L’article 2 de la proposition de loi cherche à cet égard à « cibler » la mesure, en la réservant à l’individu qui « constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public [révélée] par ses agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi qu’à des dommages importants aux biens ou par la commission d’un acte violent à l’occasion de l’une de ces manifestations ». La formule est cependant ambiguë, car il n’est pas dit si ce sont les « agissements » personnels de l’intéressé ou bien les « manifestations » qui doivent avoir donné lieu aux atteintes ou dommages précités ; dans le second cas, qui est le plus vraisemblable (en raison de la formule « ayant donné lieu »), il suffira que la personne ait pris part à ces manifestations, et l’on n’est guère renseigné, alors, sur la nature que doivent revêtir ses « agissements ».

Il est à noter qu’une peine complémentaire d’interdiction de manifester, prononcée par la juridiction répressive, est également prévue.

Quels sont les changements apportés par le projet de loi en ce qui concerne le délit de dissimulation du visage ?

L’article 4 de la proposition de loi insère au Code pénal un article 431-9-1, punissant d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, au cours ou à l’issue de laquelle des troubles à l’ordre public sont commis ou risquent d’être commis, de dissimuler volontairement tout ou partie de son visage sans motif légitime. Or, la dissimulation du visage est déjà répréhensible, en tant que circonstance aggravante d’une infraction (par exemple en matière de vol et de violences) ou qu’infraction elle-même. Au titre de cette seconde hypothèse, l’on relèvera tout particulièrement que l’article R. 645-14 du Code pénal érige en contravention de la 5e classe le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l’ordre public – le tout sous réserve d’un usage local (carnaval, etc.) ou d’un motif légitime (médical, etc.). 

Le but est alors de supprimer cette contravention au profit du délit à l’étude, à deux fins. D’une part, seraient désormais applicables des peines correctionnelles plus sévères que l’actuelle amende contraventionnelle (de 1500 euros). D’autre part, le délit comporterait des éléments constitutifs plus souples, comme l’un des rapports parlementaires le souligne : il s’agirait de rendre punissable la dissimulation même partielle du visage et sans que l’auteur des faits cherche à empêcher son identification. Le premier point apparaît cependant épineux, car la possibilité de sanctionner la dissimulation d’une partie négligeable du visage (le front par exemple) heurte la ratio legis et contredit l’idée même de dissimulation. Le second point se comprend comme une facilitation de la preuve : il ne serait plus besoin d’établir que la dissimulation a eu pour objectif de rester incognito, même si, de facto, un tel but est sans doute poursuivi.

Ainsi conçue, l’article 431-9-1 du Code pénal serait à mi-chemin entre l’article R. 645-14 précité (à disparaître) et la contravention de la 2e classe, établie aux articles 1er à 3 de la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010, qui consiste de manière très générale à porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage (et dont le Conseil constitutionnel a dit qu’elle est « un danger pour la sécurité publique »). Il serait sans doute plus judicieux d’établir une seule infraction, tout en l’assortissant de circonstances aggravantes tenant au contexte ou aux suites des faits ou bien de recourir à une circonstance aggravante.

En quoi consiste le principe « casseur-payeur » mentionné dans le texte ?

Ce principe prendrait la forme d’une action récursoire de l’Etat (qui est civilement responsable des dommages résultant de crimes ou délits commis lors d’attroupements ou rassemblements, en vertu de l’article L. 211-10 du Code de la Sécurité Intérieure) contre les auteurs des faits dommageables. Il ne s’agirait donc pas, pour l’article 7 de la proposition de loi, de rendre ces individus civilement responsables des dégâts qu’ils occasionnent car, naturellement, tel est déjà le cas en droit positif – en ce sens, le principe « casseur-payeur » n’a nul besoin d’être consacré. L’objectif est ainsi de permettre à l’État, dont la responsabilité civile est une sorte d’« assurance » pour les victimes, d’exiger des fauteurs (même en l’absence de condamnation pénale) qu’ils lui remboursent les sommes versées à ces dernières. Mais, en réalité, une telle faculté existe déjà en vertu des principes généraux applicables à la matière. L’on veut donc ici en encourager l’exercice.

Pour aller plus loin :

Par Stéphane Detraz