Sollicité dans le cadre de l’aide aux migrants, le Conseil constitutionnel a rendu une décision vendredi 6 juillet, consacrant ainsi le principe de fraternité et censurant partiellement le « délit de solidarité ».

Décryptage par Michel Borgetto, professeur de droit à l’Université Paris II Panthéon-Assas.

« Le principe de fraternité sera désormais appelé à être régulièrement invoqué dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois »

La décision du Conseil constitutionnel peut-elle être considérée comme une « grande décision » ?

Oui, indiscutablement et ce, pour plusieurs raisons.

En premier lieu, parce que c’est la première fois que la question de savoir quelle est la valeur du dernier terme de la devise républicaine était posée au juge constitutionnel, celui-ci n’ayant jamais été appelé, auparavant, à se prononcer sur le sujet : à cette question, le Conseil a apporté une réponse sans ambiguïté ; cette décision est donc une grande décision, à la fois inédite dans son objet et riche de promesses quant à sa portée.

En second lieu, parce que, rompant avec une opinion ancienne, et encore assez largement répandue aujourd’hui, selon laquelle, contrairement à la liberté et à l’égalité, la fraternité ne serait pas de droit strict et relèverait essentiellement du sentiment et de la morale, le juge n’hésite pas à la reconnaître comme un « principe à valeur constitutionnelle ». Position au demeurant tout à fait logique au regard non seulement de l’histoire politique et constitutionnelle de la France – la fraternité y ayant été conçue de longue date comme un principe à part entière du droit public – mais aussi du texte même de la Constitution de 1958 : puisque celle-ci à la fois comporte un article 2 précisant que « La devise de la République est « Liberté, Égalité, Fraternité«  » et se réfère, dans son préambule et dans son article 72-3, à l’« idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».

En troisième lieu, parce que le fait que le constituant n’ait pas défini le contenu exact du principe de fraternité n’a pas empêché le Conseil de faire, là aussi, œuvre constructive en en dégageant a minima une première implication : les Sages considérant qu’« il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ».

En quatrième et dernier lieu, parce que, après avoir examiné si les dispositions du CESEDA punissant – sous réserve d’exemptions – ceux qui apportent une aide aux étrangers en situation irrégulière sont ou non contraires aux principes dégagés, le juge n’hésite pas à les censurer partiellement au motif que « le législateur n’a pas assuré une conciliation équilibrée entre le principe de fraternité et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ».

En d’autres termes, il s’agit bel et bien d’une décision historique : non pas seulement au regard de la censure partielle qu’elle opère concernant ce qu’il est convenu d’appeler le « délit de solidarité » ; mais aussi et surtout au regard du rôle que peut et va jouer, dans l’ordre juridique national, le principe constitutionnel de fraternité : celui-ci étant appelé, désormais, à être régulièrement invoqué dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois, que ce contrôle soit exercé a priori ou qu’il soit exercé a posteriori

Qu’entend-on par « principe de fraternité » et comment est-il consacré par la loi ?

Comme indiqué précédemment, le principe de fraternité n’a pas vu son contenu défini par le constituant. Mais ceci ne signifie pas que l’on ne puisse identifier quelques-unes de ses conséquences ou traductions juridiques minimales formant son « noyau dur ».

Depuis la Libération, la fraternité constitue une sorte de principe « matriciel » se déployant, pour l’essentiel, dans deux grandes directions.

La première direction concerne le domaine social et renvoie à la solidarité : dans la mesure où elle implique par définition un certain type de comportement se traduisant notamment par une aide et un soutien apportés à autrui en cas de besoin, il est clair que la fraternité a tout naturellement vocation à déboucher sur une forme plus ou moins raffinée de solidarité via la mise en œuvre de droits sociaux et de politiques de redistribution (aide et action sociales, sécurité sociale, etc.).

La seconde direction concerne le domaine civil et politique et renvoie au « vivre ensemble » : car s’il implique la mise en œuvre d’une politique plus ou moins large de solidarité sociale, le principe de fraternité va cependant bien au-delà : pour autant qu’il prend appui non pas sur l’appartenance à un groupe mais sur l’éminente dignité attachée à la qualité d’Homme, il implique aussi, par hypothèse, l’exercice de la tolérance, la bienveillance pour autrui, l’aide et la sollicitude à l’égard de l’étranger (celui-ci fût-il en situation irrégulière…), le respect de l’autre…

Le « délit de solidarité » est-il totalement abandonné désormais ?

Non. En réalité, le juge constitutionnel n’a procédé qu’à une censure partielle des dispositions relatives au « délit de solidarité » (l’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irrégulier est punie de cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende) tout en formulant, par ailleurs, une réserve d’interprétation.

En l’occurrence, étaient mises en cause les dispositions de l’article L. 622-4 du CESEDA, aux termes desquelles ne peut donner lieu à des poursuites pénales l’aide au séjour irrégulier d’un étranger lorsqu’elle est le fait de la famille ou « de toute personne physique ou morale, lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte » : étant ici entendu (art. L. 622-4, 3°) que cette aide autorisée consiste notamment « à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux (…) ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique ».

Que dit le juge ? Il considère que l’exemption de poursuites pénales bénéficiant aux personnes apportant une aide aux étrangers en situation irrégulière ne peut se limiter, sauf à violer le principe de fraternité, à l’aide au séjour, et doit s’étendre à l’aide à la circulation de l’étranger irrégulier « lorsque ces actes sont réalisés dans un but humanitaire » ; par suite, est censurée, au sein des dispositions consacrant une exemption de poursuites pénales (art. L. 622-4, 1°), la référence à la seule aide au séjour irrégulier.

En revanche, le Conseil ne va pas jusqu’à admettre que cette exemption s’étende à l’aide à l’entrée sur le territoire, car celle-ci, à la différence de l’aide au séjour ou à la circulation, « fait naître par principe une situation illicite » : autrement dit, cette aide demeure un délit, même si elle est apportée à titre humanitaire. Solution qui, si elle sera sans doute approuvée par tous ceux qui considèrent opportun de maintenir ce délit afin de ne pas favoriser un afflux de migrants, laissera bien évidemment insatisfaits tous ceux qui, considérant que la fraternité ne saurait s’arrêter aux frontières, souhaiteraient a minima que ne soient plus passibles de poursuites les personnes aidant – de manière désintéressée et pour sauver des vies humaines – des étrangers à entrer sur le territoire national…

Par ailleurs, s’agissant des cas d’immunité visés à l’article L. 622-4, 3°, le juge formule une « réserve d’interprétation » : il considère que l’immunité doit s’appliquer non seulement aux situations énumérées (restauration, soins médicaux…) mais aussi, sauf à méconnaître le principe de fraternité, « à tout autre acte d’aide apporté dans un but humanitaire »…

Quant à la date d’effet de sa décision, le Conseil la fixe au 1er décembre 2018, à charge, pour le législateur, d’intervenir d’ici là pour rendre la loi conforme à la Constitution : autant dire que, pour l’heure et sur ce point, l’affaire n’est pas définitivement réglée…

Par Michel Borgetto