Le 14 mai dernier, deux ONG, Cuban Prisoners Defenders et Unión Patriótica de Cuba, ont transmis à la Procureure de la Cour pénale internationale (CPI), Mme Fatou Bensouda, un rapport faisant état de violations graves s’apparentant à des faits d’esclavage ou de persécution, qui seraient constitutifs de crimes contre l’humanité, commis à l’encontre des médecins cubains obligés par l’Etat d’effectuer des missions internationales dans les pays traversant notamment des crises humanitaires ou sanitaires (Le Monde, 14 mai 2019). Quelles sont les conditions d’exercice de la compétence de la première juridiction pénale internationale permanente à vocation universelle ?

Décryptage de Muriel Ubéda-Saillard, Professeure agrégée de droit public à l’université de Lille, Directrice du M2 Justice pénale internationale.

« Il s’agit de dénoncer l’organisation politique et constitutionnelle de l’État cubain, qui serait contraire aux libertés individuelles »

Quel est le rôle de la Cour pénale internationale ? Qui peut la saisir ?

La création de la CPI est le fruit d’un long processus historique qui débute en 1918 avec le projet – inabouti – de faire juger l’ex-Kaiser Guillaume II par un tribunal ad hoc, en passant par les jugements rendus pas les Tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo après la seconde Guerre mondiale, pour ne reprendre, après l’intermède de la Guerre froide, qu’au début des années 90 avec la création, par le Conseil de sécurité des Nations Unies, des Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. Il s’agit d’institutionnaliser, au plan international, la poursuite des « crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale » et sont « d’une telle gravité [qu’ils] menacent la paix, la sécurité et le bien-être du monde » (préambule du Statut de Rome du 17 juillet 1998 instituant la CPI).

Depuis le 1er juillet 2002 (date d’entrée en vigueur de son Statut), la Cour est ainsi compétente pour poursuivre les auteurs présumés de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide et crime d’agression (depuis l’été 2018) dans la mesure où, notamment, les États territorialement ou personnellement compétents témoigneraient d’un manque de volonté ou d’une incapacité à assurer ces poursuites ; ce qui revient à dire que les États parties au Statut de Rome restent les premiers compétents à l’égard des crimes commis par leurs nationaux ou sur leur territoire, la Cour n’intervenant que de manière complémentaire.

Une situation peut être déférée à la Cour de trois manières (articles 12 et 13 du Statut) : par un État partie au Statut de Rome, y compris pour des crimes supposés commis par ses nationaux ou sur son territoire (hypothèse de l’auto-renvoi) ; par le Conseil de sécurité, qui juge qu’elle constitue une menace contre la paix et la sécurité internationales – ce qui entérine, de manière intéressante, la relation entre le maintien de la paix et la justice pénale internationale ; par le Procureur de la Cour, qui a ouvert une enquête de sa propre initiative – ce qui pourrait être le cas en l’espèce.

Quels sont les faits reprochés à Cuba ?

Le rapport soumis par les ONG (non disponible actuellement) à la Procureure de la Cour fait visiblement état de faits qualifiés d’actes de réduction en esclavage et de persécution, potentiellement constitutifs de crimes contre l’humanité (art. 7, alinéas c et h, du Statut), commis à l’encontre des médecins cubains envoyés comme « travailleurs civils » à l’étranger. Les ONG dénoncent, sur la base d’une centaine de témoignages, les conditions de travail de ces professionnels de santé : éloignement de leur famille durant 3 ans ; bas salaires, alors que ces missions seraient une manne pour Cuba, et auraient rapporté 7,1 milliards d’euros en 2016 (Le Point, 20 mai 2019) ; privation de liberté résultant de mesures de contrôle très strictes (comme le retrait de leur passeport, une fois sur place) ; menace de représailles à leur encontre et visant leur famille en cas de désertion et de non-retour à Cuba. À travers un système en place depuis une soixantaine d’années, il s’agit finalement de dénoncer l’organisation politique et constitutionnelle de l’État cubain, qui serait contraire aux libertés individuelles.

Si la Procureure de la Cour décide d’ouvrir une enquête, que risque Cuba ?

Cuba ne risque rien à vrai dire, ce sont ses hauts responsables politiques qui pourraient voir leur responsabilité pénale éventuellement engagée devant la Cour (il faut toujours distinguer responsabilité internationale de l’État et responsabilité individuelle). La Procureure n’est pas tenue au demeurant d’ouvrir une enquête sur la base des informations transmises. Elle va à présent s’employer à vérifier « le sérieux des renseignements reçus » et si elle conclut qu’il y a une « base raisonnable pour ouvrir une enquête », elle présentera une demande d’autorisation en ce sens à la Chambre préliminaire de la Cour, qui la lui octroiera ou non selon la pertinence des éléments fournis et la probabilité de la compétence de la Cour pour cette situation (article 15 du Statut).

Cuba n’est pas partie au Statut de Rome mais certains États dans lesquels se déroulent les missions le sont (Brésil, Bolivie, Guatemala, Honduras, etc.). Quant aux éléments constitutifs des infractions, il s’agirait d’analyser le système mis en place à l’aune de l’article 7 du Statut, comme « une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque » visant notamment à exercer sur les médecins « l’un quelconque ou l’ensemble des pouvoirs liés au droit de propriété » (esclavage) ainsi que « le déni intentionnel et grave de droits fondamentaux en violation du droit international », pour des motifs liés à l’identité de ce groupe professionnel (persécution).

Si la dénonciation de cette situation réussissait le double test de convaincre la Procureure puis la Chambre préliminaire, une enquête pourrait être conduite par le Bureau du Procureur, et donner lieu éventuellement à la détermination d’affaires visant les auteurs présumés des crimes, qui feraient elles-mêmes l’objet de procès si elles étaient jugées recevables par la Cour. L’utilisation du conditionnel est ici de rigueur car nous n’en sommes qu’au début d’un long processus judiciaire grevé d’incertitudes. Et surtout, les circonstances de l’espèce invitent à envisager cette plainte comme une manifestation de lawfare, c’est-à-dire que la saisine de la Cour viserait des objectifs (politiques) autres que la réelle poursuite pénale des hauts dirigeants de l’État cubain. À la Cour à présent de jouer pleinement son rôle – mais rien que son rôle – d’aiguillon à l’égard des Etats dans lesquels des violations graves sont susceptibles d’être commises.

Par Muriel Ubéda-Saillard

Pour aller plus loin :

Qui travaille au Bureau du Procureur et comment fonctionne-t-il ? : https://www.icc-cpi.int/about/otp?ln=fr

Les onze situations actuellement sous enquête de la CPI : https://www.icc-cpi.int/pages/situation.aspx?ln=fr