Le 26 juin, le député Raphael Gauvain a remis au premier Ministre un rapport intitulé « Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale » dans lequel il a pour ambition d’offrir une réponse au développement des lois extraterritoriales et qui menacent l’économie et le droit. Il est ainsi parti du constat que les entreprises n’avaient pas suffisamment d’outils juridiques pour se défendre contre les actions judiciaires extraterritoriales mises en œuvre à son encontre. Les propositions qui sont formulées dans le rapport Gauvain ont pour objectif une meilleure protection des entreprises et des intérêts français.

Décryptage par Alina Miron, professeure de droit international à l’Université d’Angers, co-organisatrice du Colloque annuel du SFDI.

« Le problème de la pratique américaine de l’extraterritorialité tient aux critères excessivement larges retenus par le Département de la justice pour établir sa compétence territoriale ou personnelle en la matière »

 En quoi consiste l’extraterritorialité (ET) ?

L’ET est la situation dans laquelle les compétences d’un État (législatives, exécutives ou juridictionnelles) régissent des situations réalisées en dehors du territoire national. Ainsi la condamnation par les juridictions françaises pour des crimes commis par des Français à l’étranger constitue une forme d’extraterritorialité. Des définitions plus restrictives mettent en avant non seulement l’absence de titre territorial, mais aussi de tout lien de nationalité. L’ET est donc l’exercice d’une puissance étatique en l’absence d’un titre des trois titres reconnus par le droit international (territorial, personnel et de protection des intérêts fondamentaux de l’État).

 Quelles sont les difficultés juridiques que l’ET pose ?

Du point de vue de l’internationaliste, l’ET est une pathologie lorsque, loin d’être un vecteur de projection des valeurs communes, elle devient un instrument d’hégémonie.

Ainsi, la corruption est considérée comme contraire à l’ordre public transnational et la lutte à son encontre a été consacrée comme une valeur universelle, entre autres, par la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption (1997) et la Convention des Nations Unies contre la corruption (2003). Ces conventions consacrent plusieurs possibilités pour un État de se saisir de situations extraterritoriales.  Le problème de la pratique américaine tient aux critères excessivement larges retenus par le DOJ pour établir sa compétence territoriale ou personnelle en la matière (transit des mails par des serveurs américains, cotation en bourse, utilisation du dollar).

Le second problème fondamental tient au caractère arbitraire, voire à l’opportunisme des poursuites, qui ciblent des entreprises étrangères stratégiques concurrentes des entreprises américaines. L’article 5 de la Convention OCDE contient cependant un bouclier efficace : « Les enquêtes et poursuites en cas de corruption d’un agent public étranger (…)  ne seront  pas  influencées  par des considérations d’intérêt économique national, les effets possibles sur les relations avec un autre État ou l’identité des personnes physiques ou morales en cause. » On ne peut que s’étonner que cet article n’ait pas été invoqué jusqu’ici (et le Rapport Gauvain n’en fait pas non plus mention).

Les sanctions unilatérales (par opposition aux sanctions onusiennes) ne bénéficient pas de la même légitimité internationale. Elles sont adoptées à l’encontre d’un autre État, afin de le conduire à changer de politique ou de régime.  On pense à la dénonciation de l’accord avec l’Iran de 2015, mais aussi aux sanctions à l’encontre de Cuba ou du Venezuela adoptées en dehors de tout cadre international. Elles sont dites « primaires » lorsqu’elles interdisent aux ressortissants d’avoir des relations avec les pays cibles, sur ou à partir du territoire national. Dans la pratique américaine, elles sont assorties des sanctions secondaires, visant des personnes étrangères pour des relations à l’étranger avec des pays ou entités ciblés (le cas de BNP Paribas). Celles-ci sont donc éminemment extraterritoriales et ne reposent sur aucun titre à agir reconnu internationalement. Les sanctions primaires ou secondaires peuvent être illicites au regard du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays cibles ou dans les relations extérieures des pays tiers (cf. Cour internationale de Justice arrêt Nicaragua c. États-Unis de 1986, § 205). Le rapport Gauvain met en doute la licéité de ces sanctions, même si la distinction qu’il fait entre sanctions primaires et secondaires ne reflète pas entièrement celle décrite ci-dessus. Le rapport se réfère aussi à la pratique de sanctions unilatérales de l’Union européenne, mais celle-ci se différencie de la pratique américaine à plusieurs égards : la pratique européenne est justifiée par des violations graves du droit international, elle ne vise jamais un changement de gouvernement ni ne prend la forme de sanctions secondaires.

Enfin, l’ET américaine de la recherche de preuves défie la souveraineté territoriale. Le rapport Gauvain en souligne les nombreuses manifestations – la procédure de discovery, le contournement de la coopération judiciaire par des injonctions adressées directement aux entreprises, le monitoring etc. Ce sont autant d’actes de puissance publique exercés indirectement en territoire étranger sous la menace d’une coercition. Nul doute qu’elles violent la souveraineté si elles ne sont pas autorisées par l’État territorial. Les propositions du rapport Gauvain visent principalement à tenir en échec cette extraterritorialité-là.

Concrètement, quelles sont les propositions formulées dans ce Rapport ?

Trois mesures principales sont ainsi préconisées :

– la protection de la confidentialité des avis juridiques en entreprise par la création d’un statut d’avocat salarié qui bénéficie du privilège de non-divulgation ;

– une loi de blocage du Cloud Act qui sanctionnerait les hébergeurs transmettant aux autorités étrangères des données d’entreprises françaises ou européennes ;

– le renforcement de la loi de blocage de 1968 qui interdit elle-même la transmission de données stratégiques à des autorités étrangères.

Comme toute mesure législative unilatérale, elles peuvent placer les entreprises face à des injonctions contradictoires. Ces mesures tendent à rétablir un équilibre des forces plutôt qu’un cadre juridique cohérent. La difficulté sera de ne pas tomber dans le mimétisme et « faire comme » les États-Unis, au risque de se priver de la possibilité de contester la licéité de leur pratique de l’ET. Le rapport précise d’ailleurs que l’élaboration d’une doctrine nationale des secrets à protéger devra veiller à ne pas copier le concept béant de sécurité nationale américain.

Les propositions accessoires, qui se situent dans une optique de contestation sur le plan international, sont des mesures de prévention plus prometteuses :

– la saisine pour avis de la Cour internationale de Justice ;

– une initiative française à l’OCDE pour mieux réguler l’ET (je rajouterais qu’en 2021, l’Assemblée générale des Nations unies tient une session extraordinaire sur la lutte contre la corruption, qui peut constituer un autre cadre de contestation diplomatique).

En revanche, le rapport se montre plus sceptique à l’égard des initiatives au niveau de l’Union européenne, comme de l’introduction d’une procédure à l’OMC, au motif qu’elles seraient probablement vouées à l’échec. Cela étant, certains pas sont bel et bien entrepris au niveau de l’UE (par exemple, la négociation d’un accord avec les EU concernant les preuves électroniques en matière pénale) et l’Organe de règlement des différends n’exclut plus d’examiner l’exception de sécurité nationale inscrite dans le GATT, comme le montre le rapport du Groupe spécial dans l’affaire Mesures concernant le trafic en transit, qui oppose la Russie et l’Ukraine).

Le rapport Gauvain annonce certes la fin d’une époque de résignation. Il reste à voir si ces propositions se mueront en une stratégie de réaction face à une forme abusive d’ET.

Pour aller plus loin :

 

Par Alina Miron.