Dans un article publié le 3 novembre 2019 par Médiapart, l’actrice Adèle Haenel accuse le réalisateur Christophe Ruggia d’agressions sexuelles et de harcèlement sexuel. Elle relate des faits qui seraient intervenus durant le tournage et la promotion d’un film entre 2001 et 2004, alors qu’elle était âgée de 12 à 15 ans à cette époque. Dans cet article, l’actrice raconte qu’elle était alors sous l’emprise du réalisateur, âgé alors de 36 ans. Elle énonce avoir été victime d’«attouchements» sur les «cuisses» et «le torse», de «baisers forcés dans le cou» et d’avoir eu à subir «un harcèlement sexuel permanent» de la part du réalisateur. La dénonciation dans la presse ne sera pas suivie d’une plainte, Adèle Haenel n’ayant pas confiance dans la justice qui, selon elle, « condamne si peu les agresseurs ». Toutefois, le parquet de Paris a ouvert le 6 novembre une enquête préliminaire du chef d’« agressions sexuelles sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité » et « harcèlement sexuel ». Même si l’enquête vient de démarrer et que les faits dénoncés ne sont donc pas encore établis par la justice, il est intéressant de réfléchir aux enjeux juridiques relatifs à cette affaire.

Décryptage par Audrey Darsonville, Professeur de droit pénal à l’Université Paris Nanterre, Centre de droit pénal et de criminologie.

« Le choix de la victime de vouloir faire intervenir ou non la justice pénale est absolument libre »

Quelles sont les qualifications pénales envisageables ?

Le parquet de Paris a retenu deux qualifications pénales pour ouvrir l’enquête, l’agression sexuelle et le harcèlement sexuel. L’agression sexuelle commise sur un mineur de 15 ans est prévue à l’article 222-29-1 du Code pénal et fait encourir à son auteur une peine de 10 ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende. L’agression sexuelle suppose un contact corporel imposé à la victime. Cet acte ne doit pas être une pénétration sexuelle qui est l’élément matériel caractérisant le viol. Les actes décrits par Adèle Haenel correspondent bien à la matérialité de l’agression sexuelle (attouchement sur les cuisses, baisers forcés). Toutefois, pour être constituée, l’agression sexuelle suppose également la démonstration que la victime n’était pas consentante. Le défaut de consentement résulte de l’usage par l’auteur de la violence, contrainte, menace ou surprise (article 222-22 du Code pénal). L’actrice invoque « l’emprise » que le réalisateur exerçait sur elle. Il appartiendra aux juridictions de déterminer si cette emprise caractérise la contrainte morale au sens des textes.

La seconde qualification retenue est le délit de harcèlement sexuel pour lequel une peine de 2 ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende est encourue lorsqu’il est commis sur un mineur de 15 ans (article 222-33, III du Code pénal). Au regard des faits exposés par l’actrice, le délit pourrait être constitué puisqu’il réprime « le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste qui (…) créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ».

Actuellement, quels sont les délais de prescription pour les victimes ?

Les délais de prescription de l’action publique pour les victimes majeures d’infractions sexuelles sont de 20 ans pour les crimes comme le viol et de 6 ans pour les délits (agressions sexuelles, harcèlement sexuel, etc.). Lorsque la victime était mineure lors des faits, les délais connaissent des dérogations. D’abord, le délai ne commence à courir qu’à compter de la majorité de la victime pour les infractions les plus graves.

Ensuite, les délais ont été à nouveau modifiés par la loi du 3 août 2018. Désormais, ils sont de 30 ans pour les crimes sexuels commis contre des mineurs (article 7 alinéa 3 du Code de procédure pénale) et de 10 ou 20 ans selon les délits en cause et l’âge du mineur lors des faits (article 8, alinéa 2 et 3 du Code de procédure pénale).

Dans l’affaire en cause, Adèle Haenel était âgée de moins de 15 ans lors de la commission des faits dénoncés, le délai de prescription sera donc de 20 ans à compter de sa majorité pour les agressions sexuelles et de 6 ans pour le harcèlement sexuel, délai qui démarre au dernier acte de harcèlement. Si le délit de harcèlement pourrait être prescrit, les faits d’agression sexuelle, qui auraient eu lieu entre 2001 et 2004, devraient toujours pouvoir faire l’objet de poursuites »

Le Parquet pourrait-il poursuivre Monsieur Ruggia même si Adèle Haenel ne porte pas plainte ?

La victime d’une infraction a le choix de déposer plainte ou de ne pas le faire pour diverses raisons qui lui appartiennent. Le choix de la victime de vouloir faire intervenir ou non la justice pénale est absolument libre et Adèle Haenel peut donc préférer ne pas déposer plainte.

Cependant, il faut rappeler que l’action publique exercée par le parquet a une finalité toute autre que l’action civile de la victime. L’action publique vise à découvrir les auteurs d’infraction pénale afin de permettre leur condamnation et l’exécution d’une peine. Elle ne sert pas l’intérêt personnel d’une victime mais l’intérêt de la société tout entière qui est atteinte en cas d’infraction. Dès lors, cette action peut s’exercer même si la victime ne dépose pas plainte et n’est pas partie à la procédure.

Néanmoins, pour les violences sexuelles, infractions de l’intime par nature, la poursuite de ces dernières en l’absence d’implication de la victime durant la procédure est très difficile, notamment pour la recherche des preuves. Une étude a montré que toutes les plaintes suivies d’un désistement de la victime durant l’enquête étaient classées sans suite, la procédure n’ayant guère de chance d’aboutir sans le soutien de la victime[1]. Par conséquent, si juridiquement rien n’empêche le parquet de Paris d’ouvrir une enquête en l’absence de plainte d’Adèle Haenel, il est peu probable qu’il puisse mener à son terme les poursuites sans l’appui de la victime.

Pour aller plus loin :

Par Audrey Darsonville.

[1] Les viols dans la chaîne pénale, HAL Archives ouvertes, CROMER, DARSONVILLE, DESNOYER, GAUTRON, GRUNVALD