La donation en nue-propriété est un acte par lequel le donateur donne de son vivant à ses enfants une partie de ses biens, mais en conserve l’usufruit (en percevoir des revenus et en avoir la jouissance).  La loi de finances de 2019 introduit de nouvelles dispositions dans ce domaine, notamment sur l’abus de droit, afin de proscrire les démembrements de propriétés s’ils sont réalisés dans un but « principalement » et non plus « exclusivement » fiscal.

Décryptage par Marc Pelletier, professeur de droit à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis

« L’administration fiscale souhaite lutter contre les montages fiscaux visant à minorer l’impôt sur les successions »

Quel est l’objectif de la donation de la nue-propriété d’un bien ?

La transmission des biens par le recours à la donation de leur nue-propriété est pratiquée depuis longtemps et largement utilisée. Elle s’inscrit dans une logique d’anticipation successorale en permettant à l’usufruitier de conserver la jouissance du bien. Indépendamment de la poursuite d’objectifs de nature patrimoniale ou économique, une telle opération présente également un intérêt fiscal.

Lorsqu’une personne fait une donation, les droits sont, en principe, calculés sur la valeur vénale du bien donné. Lorsque ce bien a fait l’objet d’un démembrement, il convient de lui appliquer le barème institué à l’article 669 du code général des impôts (CGI), qui donne une valeur de la nue-propriété (et de l’usufruit) du bien représentant une fraction de sa valeur en pleine propriété, laquelle varie en fonction de l’âge de l’usufruitier. Le décès de l’usufruitier entraîne la reconstitution de la pleine-propriété sur la tête du nu-propriétaire en franchise d’impôt de sorte que la transmission anticipée de la nue-propriété a un coût fiscal inférieur à celui d’une succession.

Illustration : un parent âgé de 69 ans donne à son enfant la nue-propriété de sa maison. En application du barème, les droits dus au titre de la donation de la nue-propriété seront établis sur 60% de la valeur de la maison. Lorsque le parent décédera et que l’enfant récupérera le bien à l’occasion de la succession, aucun autre impôt ne sera à régler. Si la maison est estimée à un million d’euros, la valeur de la nue-propriété sera de 600 000 euros et le montant des droits de donation sera calculé sur cette même assiette.

Quelle(s) menace(s) pourraient voir le jour avec l’article L.64 A du livre des procédures fiscales (LPF) ?

Afin de lutter contre les abus éventuels, divers mécanismes existent. Ainsi, l’article 751 du CGI permet de tenir pour fictive une donation de nue-propriété lorsque le décès de l’usufruitier intervient très (trop) rapidement après cette donation.

Notre législation connaît également un dispositif général de répression des abus de droit codifié à l’article L64 du LPF. Caractériser un tel abus requiert la réunion de deux critères : un critère objectif qui se décompose en deux sous-critères alternatifs (la fictivité ou la fraude à la loi) et un critère subjectif (la poursuite d’un objectif exclusivement fiscal). Une fois établi, l’abus de droit entraine automatiquement l’application d’une sanction de 80 % des droits pouvant être ramenée, dans certaines hypothèses, à 40 %.

L’article L64 A du LPF élargit les modalités offertes à l’administration pour remettre en cause ce type d’opérations. Ce texte s’inspire très largement de l’article L64 du LPF tout en ayant, à la fois, une portée plus étroite et plus large. Plus étroite, car il ne permet de réprimer que les cas de fraude à la loi c’est-à-dire les situations dans lesquelles les contribuables recherchent « l’application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs ». Plus large, car il permet de réprimer la poursuite d’un but principalement fiscal alors que le mécanisme général ne permet de sanctionner que la poursuite d’un but exclusivement fiscal.

C’est à ce dernier niveau que réside la principale difficulté que pose ce dispositif de mini abus de droit. Le but principalement fiscal est une notion floue, d’un maniement peu prévisible. Comment va-t-on mesurer et pondérer le but fiscal que peuvent rechercher les contribuables avec la poursuite d’autres objectifs, qu’ils soient familiaux ou économiques alors que, dans le même temps, l’identification des objectifs poursuivis par le législateur est souvent délicate ou approximative ?

Enfin, signalons qu’à la différence de l’article L64 du LPF, la mise en œuvre de l’article L64 A du LPF n’entraîne pas l’application de plein droit de sanctions fiscales spécifiques. Sur ce point, le législateur a tiré les enseignements du passé. Lors de l’adoption de la loi de finances pour 2014, il avait déjà tenté de modifier l’article L64 du LPF pour élargir la répression de l’abus de droit aux actes poursuivant un but principalement fiscal. Le Conseil constitutionnel avait alors censuré cette mesure au motif que l’imprécision de cette notion conférait une importante marge d’appréciation à l’administration fiscale pour la mise en œuvre d’un dispositif s’accompagnant de plein droit de sanctions fiscales importantes.

Ce dispositif de mini abus de droit pourrait-il être censuré ?

L’article L64 A du LPF a été définitivement adopté avec l’entrée en vigueur de la loi de finances pour 2019. Toutefois, il ne s’appliquera qu’aux rectifications notifiées à compter du 1er janvier 2021 portant sur des actes passés ou réalisés à compter du 1er janvier 2020. Il n’y a ainsi pas de risque pour le passé.

Lors de l’examen de la loi de finances pour 2019, le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé sur ce dispositif – qui n’avait pas été critiqué par les parlementaires – et on peut regretter qu’il ne s’en soit pas saisi d’office, ne serait-ce que pour tracer des directives d’interprétation de cette mesure.

Il est certes toujours possible de contester ces dispositions par la voie d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) mais la voie est étroite : les arguments qui avaient été retenus dans la décision sur la loi de finances pour 2014 ne pourront être mis en avant. S’agissant du flou du texte c’est-à-dire techniquement de l’incompétence négative du législateur dans la détermination de l’assiette de l’impôt ou de la méconnaissance de l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, ces griefs – qui avaient justifié la censure il y a cinq ans – ne peuvent être invoqués dans le cadre d’une QPC. Reste le principe de légalité des délits et des peines mais le législateur a pris soin d’éviter que des sanctions automatiques soient infligées dans le cadre de l’article L 64 A du LPF.

 

Par Marc Pelletier