La circulaire de 2017 relative aux règles de féminisation et de rédaction des textes publiés au Journal officiel de la République française prohibe l’usage de certaines formes de l’écriture inclusive dans les documents administratifs.
Elle accompagne un mouvement de réforme de l’écriture juridique mais en fixe aussi les limites en prohibant les aspects les plus engagés de l’écriture inclusive. Elle prévoit ainsi que « les textes qui désignent la personne titulaire de la fonction en cause doivent être accordés au genre de cette personne » et que « l’intitulé des fonctions tenues par une femme doit être systématiquement féminisé » ; elle préconise également le recours aux formules inclusives « afin de ne pas marquer de préférence de genre » ; elle affirme d’autre part que dans les textes réglementaires, « le masculin est une forme neutre » ; et enfin elle prohibe l’utilisation du point médian (« candidat.e.s »).
En février, l’association Groupe d’Information et de Soutien sur les questions Sexuées et Sexuelles (GISS), engagée auprès des personnes intersexuées, a décidé d’attaquer cette circulaire devant le Conseil d’État. Elle violerait, selon elle, la liberté d’expression et l’égalité entre les sexes.
Le Conseil d’Etat a rejeté le 28 février, le recours contre cette circulaire.

Décryptage par Aude Rouyère, Professeur de droit public à l’Université de Bordeaux, Directrice de l’Institut Léon Duguit.

« Le Conseil d’État, a rappelé que la circulaire s’appuie sur « les règles grammaticales et syntaxiques en vigueur » pour refuser les innovations qu’appellent de leurs vœux, les requérants. »

La possibilité d’exercer un recours pour excès de pouvoir contre cette circulaire était-elle évidente ?

La réponse positive du Conseil d’État s’imposait, en l’espèce, sur la base d’une jurisprudence solidement établie. La circulaire est un acte administratif de portée interne n’ayant pas vocation à affecter l’ordre juridique et donc n’étant pas a priori susceptible d’être l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Mais il est acquis depuis la jurisprudence Duvignères de 2002 qu’un tel recours est recevable lorsqu’il est dirigé contre des dispositions impératives à caractère général qui, à ce titre, doivent être regardées comme faisant grief. Or la circulaire de 2017 énonce sans aucun doute des dispositions de ce type (cf. à propos d’une circulaire comparable Conseil d’État (CE) 26 déc 2012  « Libérez les Mademoiselles ! » n° 358226).

Quels sont les arguments qui ont été exploités pour contester la légalité de la circulaire?

Le moyen de l’incompétence du Premier ministre a été, sans surprise, écarté. Le Conseil d’État a rappelé que celui-ci peut, sur le fondement de l’article 21 de la Constitution, « adresser aux membres du Gouvernement et aux Administrations des instructions par voie de circulaire, leur prescrivant d’agir dans un sens déterminé » (on peut se fonder aussi sur ses  pouvoirs d’organisation des services, CE 7 fév 1936 Jamart n°43321). On doit ajouter que le Conseil avait déjà indiqué qu’il pouvait « adresser des instructions aux membres du Gouvernement et aux services placés sous leur autorité quant à l’usage de tel mot, expression ou tournure de la langue française par les administrations dans l’exercice de leur action» (cf.la décision précitée « Libérez les Mademoiselles ! »).

L’intitulé de la circulaire, visant les « textes publiés au Journal officiel », soulevait tout de même la question de la violation de la compétence réservée au législateur (cf. art 34 de la Constitution). Argument non dépourvu de pertinence, mais balayé par le Conseil qui souligne que la circulaire ne vise que les actes administratifs. Comme il en fut de l’article 111 de l’Ordonnance dite de Villers-Cotterêts, figurant aux visas de la décision, et qui en toute logique ne pouvait être utilement invoqué pour contester la compétence du Premier ministre.

Sur le fond, c’est d’abord évidemment le principe d’égalité entre les femmes et les hommes (cf notamment l’article 1er de la Constitution et l’article 1er de la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes) qui a été opposé à la prohibition de l’écriture inclusive et à l’affirmation selon laquelle le masculin est une forme neutre. Et puis, à l’égard des personnes dites“ de genre non binaire“, a été relevée l’atteinte au droit au respect de leur vie privée (cf. notamment l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)).

On pourrait longuement débattre, bien au-delà du cercle des juristes, des propriétés structurantes du langage et des enjeux spécifiques de l’écriture juridique mais le propos est ici d’un autre ordre. En l’espèce, si le cadre juridique permet d’accueillir des réformes allant dans le sens de ces droits (cf. la décision précitée, “Libérez les Mademoiselles !“ et CE 28 nov 2003 n° 224820), l’établissement de leur violation par un statu quo en matière de « pratiques rédactionnelles et typographiques » est plus périlleux. Et ce d’autant plus lorsque le contrôle du juge reste limité à celui de l’erreur manifeste du point de vue de l’appréciation des faits. Or, comme le rappelle le Conseil d’État, la circulaire s’appuie sur « les règles grammaticales et syntaxiques en vigueur » pour refuser les innovations qu’appellent de leurs vœux, les requérants.

L’argument de l’atteinte à la liberté d’expression des agents, également soulevé par les requérants, est difficilement défendable. Cette liberté (cf. notamment art 11 de la DDHC) et art 10 de la CEDH) implique certes « le droit pour chacun de choisir les termes jugés par lui les mieux appropriés à l’expression de sa pensée » (cf. Conseil constitutionnel décembre n° 94-345 DC du 29 juillet 1994 sur la Loi relative à l’emploi de la langue française). L’agent qui rédige un acte administratif est réputé s’exprimer en tant qu’organe de la personne publique à l’exclusion de toute considération personnelle. Il lui resterait donc seulement la possibilité de soutenir, mais avec des chances de succès encore bien minces, que les contraintes d’expression – prohibition du point médian et neutralité de principe du masculin – portent atteinte à ses convictions profondes.

La décision du Conseil d’État épuise-t-elle le débat juridique ?

Certainement pas, en ce qu’elle se borne à valider les avancées et les limites posées par la circulaire sans opérer de projection sur l’avenir de ce texte. Si on devait en faire grief, ce serait évidemment au Premier ministre d’abord, plutôt qu’au juge.

Il faut mentionner en particulier l’atteinte à la séparation des pouvoirs (cf. art 16 de la DDHC) qui pourrait résulter de la diffusion de ce texte au sein des services ministériels. Même en concédant que la circulaire concerne exclusivement les actes administratifs, et donc que les textes législatifs ne sont pas visés, une difficulté se profile : les projets de loi pourraient-ils, eux, être rédigés en ayant recours à l’écriture inclusive intégrale ? C’est peu probable. La circulaire pose bien ainsi, de fait, des règles conduisant, à brider la liberté d’écriture de la loi. À moins que les parlementaires ne parviennent à la récupérer à la faveur d’une majorité adepte d’une écriture pleinement inclusive. Alors, cette écriture variable du droit serait-elle conforme à l’Ordonnance de Villers-Cotterêts ? Ou encore aux exigences constitutionnelles qui s’appliquent à la formulation de la norme ?  La circulaire ne « méconnaît pas en tout état de cause l’objectif à valeur constitutionnelle de clarté et d’intelligibilité de la norme » nous dit le Conseil d’État. Soit, mais ne doit-on pas s’interroger sur le caractère bientôt- ou déjà- anachronique de cette circulaire ?

Pour aller plus loin :

Par Aude Rouyère