Depuis quelques semaines, dans le cadre des gilets jaunes, de nombreuses villes interdisent les manifestations ainsi que les rassemblements dans certains périmètres.

Décryptage par Elise Letouzey, maître de conférences à l’Université d’Amiens.

« Lorsque le préfet prend la décision d’interdire une manifestation, c’est un ensemble de circonstances qui, réunies, font croire à un trouble à l’ordre public. »

Les représentants de l’État peuvent-ils interdire une manifestation ?

Une manifestation se définit comme « tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d’un groupe organisé de personnes aux fins d’exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune » (Cass. crim., 9 fév. 2016, bull. crim. n°35). Manifester est une liberté, garantie par la Déclaration des droits de l’homme de 1789 qui prévoit en son article 10 que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions […] pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». D’ailleurs l’entrave à la liberté de manifester est pénalement sanctionnée (article 431-1 CP).

Toutefois, cette liberté n’est pas absolue. La limite à la liberté de manifester est ancrée de longue date dans les textes : il ne faut pas troubler l’ordre public. Cette préoccupation justifie une action préventive, c’est-à-dire qui relève du pouvoir administratif : les représentants de l’État (le maire et surtout le préfet) vont veiller à faire primer le respect de l’ordre public et, pour cela, vont disposer de certaines de prérogatives. Comment est encadrée l’organisation d’une manifestation ?

En premier lieu, les organisateurs ont l’obligation de déclarer une manifestation. La loi exige une déclaration préalable pour tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, pour toutes manifestations sur la voie publique (article L. 211-1 CSI). Cette déclaration consiste à donner l’identité des organisateurs, le but de la manifestation, la date, le lieu et l’heure de sa tenue et éventuellement l’itinéraire projeté (au plus tôt 15 jours avant et au plus tard 3 jours avant).

L’absence de déclaration d’une manifestation la rend illicite, mais elle n’est pas pour autant automatiquement interdite. Si la manifestation n’est pas déclarée, seuls les organisateurs de la manifestation illicite peuvent être pénalement poursuivis pour cela. C’est un délit peu grave, puni de 6 mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende (article 431-9 CP). Cela signifie que la participation à une manifestation non déclarée n’est pas en soi un délit (c’est une contravention de quatrième classe depuis un décret du 20 mars 2019, article R. 644-4 CP). Elle ne le devient que si cette participation s’accompagne d’un port d’armes (article 431-10 CP et article L. 211-3 CSI).

En second lieu, à côté de l’obligation de déclarer une manifestation, la loi permet de délimiter ou d’interdire la tenue d’une manifestation, qu’elle soit ou non déclarée. L’encadrement d’une manifestation consiste alors soit en la délimitation géographique et temporelle de l’évènement, soit en son interdiction pure et simple. Il est donc tout à fait possible pour un représentant de l’État d’interdire une manifestation, dans le respect des dispositions légales.

Sur quels fondements peuvent-ils le faire ?

L’interdiction ou l’encadrement d’une manifestation est prévu par le Code de la sécurité intérieure (article L. 211-4), ce qui permet de souligner le caractère purement administratif d’une telle décision.

Ces limites peuvent consister en l’interdiction de périmètres d’accès (avec l’énoncé des rues ou des quartiers interdits). Par exemple, pour l’acte dit XXIII du mouvement des gilets jaunes le 20 avril 2019, la Préfecture de police de Paris a interdit les manifestations autour des Champs Élysées et autour de la cathédrale Notre-Dame.

Ces limites peuvent aussi consister en l’interdiction de port d’armes par nature ou par destination aux abords des périmètres encadrés ou interdits à la manifestation, lorsque les circonstances font craindre des troubles graves à l’ordre public. Une arme par destination est un objet quelconque pouvant être utilisé comme arme : une bouteille en verre ou encore un manche de pioche peuvent être qualifiés d’armes par destination lorsqu’elles peuvent être utilisées pour menacer, blesser ou tuer.

À côté des restrictions à la manifestation, la décision peut être prise d’interdire purement et simplement la tenue de l’événement. Il en est allé ainsi pour plusieurs actes des gilets jaunes où les préfets ont pu décider dans certaines villes d’interdire les manifestations déclarées ou non déclarées. Lorsqu’elles ne sont pas déclarées, l’information provient des renseignements généraux et des réseaux sociaux où sont lancés les appels à manifester.

Sur quels motifs le préfet va-t-il se fonder pour prononcer l’interdiction d’une manifestation ? L’article L. 211-4 du Code de la sécurité intérieure dispose que « si l’autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l’ordre public, elle l’interdit par un arrêté ». On peut le voir dans les arrêtés d’interdiction du préfet lorsqu’il prend la décision d’interdire une manifestation, c’est un ensemble de circonstances qui, réunies, font croire à un trouble à l’ordre public. Pourront être pris en compte la violence ou le caractère insurrectionnel des précédentes manifestations, faisant penser que de tels agissements pourraient se reproduire. Sont par exemple cités des événements très précis, comme la destruction de distributeurs automatiques dans telle rue ou encore la présence de travaux susceptible de fournir des pavés pouvant servir de projectiles. De même, l’absence de déclaration (il n’y a pas d’organisateur identifié) ne permet pas l’organisation interne d’un service d’ordre ou un quelconque dialogue avec les représentants de l’État, pour discuter le tracé par exemple, ce qui peut participer d’une de ces circonstances permettant d’interdire une manifestation. Enfin, le contenu des appels à manifester constitue un autre élément susceptible de fonder le risque de trouble à l’ordre public, notamment lorsque les messages d’appels à manifester s’apparentent à des provocations à la haine ou des incitations à la violence à l’égard des forces de l’ordre.

Le Conseil Constitutionnel a censuré l’article 3 de la loi « anticasseurs » qui permettait aux préfets de prononcer des interdictions administratives de manifester. Cette interdiction est-elle encore possible ? Sous quelles conditions ?

À côté de l’interdiction générale de manifestation, la loi prévoit la possibilité du prononcé d’interdictions individuelles de manifester. Cette interdiction individuelle est antérieure à la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations. L’existence d’un dispositif déjà applicable était d’ailleurs l’un des arguments des parlementaires ayant saisi le Conseil constitutionnel pour un contrôle a priori de la loi (Cons. const. 4 avril 2019, DC 2019-780, cons. n°10). Il s’agit d’une interdiction judiciaire de manifester, c’est-à-dire qu’elle est prononcée par le juge pénal en complément d’une peine venant sanctionner des infractions qu’un manifestant aurait commises. Ce dispositif a été complété par la loi du 10 avril 2019. Les infractions pouvant conduire à l’interdiction de manifester sont les suivantes : la commission de violences volontaires (articles 222-7 et suivants CP), la destruction de biens (articles 322-1 et suivants CP), l’organisation illégale de manifestation, ou encore la participation à une manifestation en portant une arme ou en dissimulant son visage (articles 431-9 et suivants CP). Le juge pénal qui condamne le manifestant pour l’une de ces infractions peut prononcer une interdiction de participer à une manifestation (article 131-32-1 CP).

Si l’article 3 de la loi dite anti-casseurs prévoyait une interdiction prononcée par l’autorité administrative pouvant aller jusqu’à un mois sur tout le territoire, la peine d’interdiction de manifester que le juge pénal peut prononcer ne peut pas dépasser 3 ans et concerne des lieux que le juge aura déterminé.

Le non-respect de cette interdiction est lui-même réprimé (article 434-38-1 CP) : si la personne condamnée à une peine d’interdiction de participer à des manifestations sur la voie publique prend tout de même part à une manifestation en méconnaissance de cette interdiction, les faits sont constitutifs d’un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.

Pour aller plus loin :

Par Elise Letouzey.