La directrice financière du premier équipementier mondial de réseaux de télécommunications a été arrêtée au Canada dans le cadre d’une procédure d’extradition sollicitée par les États-Unis. S’il s’agit à première vue d’une affaire de fraude bancaire, elle s’inscrit néanmoins dans le contexte plus large des tensions économiques entre la Chine et les États-Unis.

Décryptage avec Régis Bismuth, Professeur à l’École de Droit de Sciences Po et Expert du Club des juristes

« Donald Trump a indiqué qu’il pourrait intervenir personnellement dans cette affaire pour faciliter la conclusion d’un accord commercial avec la Chine »

Pour quels motifs la directrice financière de la société Huawei a-t-elle été arrêtée au Canada ?

Meng Wanzhou a été arrêtée le 1er décembre par les autorités canadiennes au cours d’une escale à Vancouver dans le cadre d’une procédure d’extradition sollicitée par les États-Unis. Les médias ont indiqué qu’elle était poursuivie pour violation des sanctions extraterritoriales américaines visant l’Iran. La réalité est un peu plus complexe au regard des éléments dévoilés lors de l’examen de sa demande de remise en liberté sous caution (acceptée avec une remise de son passeport, le port d’un bracelet électronique et l’obligation de respecter un couvre-feu). Il s’avère que la directrice financière est suspectée de fraude bancaire, infraction qui vise notamment les manœuvres déployées afin d’obtenir des fonds ou tout autre type d’actifs de la part d’une institution financière « by means of false or fraudulent pretenses, representations, or promises » (18 USC §1344). Elle encourt à ce titre une peine de trente ans de prison.

Les faits reprochés concernent une présentation PowerPoint faite en 2013 à des employés de HSBC dans laquelle Meng Wanzhou indiqua que la société Skycom, auparavant filiale de Huawei, n’était plus qu’un « business partner » et qu’en conséquence les activités de Skycom en Iran ne pouvaient être considérées comme des violations par Huawei des sanctions américaines visant l’Iran. Les autorités américaines considèrent néanmoins que Skycom est une filiale informelle de Huawei qui exerçait toujours sur elle un contrôle significatif. Ce sont ces déclarations trompeuses de la directrice financière qui constituent pour les États-Unis une fraude bancaire. Précisons que HSBC avait payé en 2012 une pénalité de 1,9 milliards de dollars aux États-Unis pour violation des règles anti-blanchiment. C’est le monitor nommé par les autorités fédérales à l’occasion de cette affaire qui a signalé les transactions suspectes impliquant Huawei.

Quelle a été la réaction des autorités chinoises ?

Cette réaction a été particulièrement virulente. L’ambassadeur de la Chine au Canada a indiqué qu’il ne s’agissait pas « d’une simple affaire judiciaire mais d’une action politique préméditée », critiquant au passage l’extraterritorialité du droit américain qui « n’a aucune base légale en droit international ». Coïncidence troublante, quelques jours après l’arrestation de Meng Wanzhou, deux ressortissants canadiens ont été arrêtés en Chine pour des activités menaçant la sécurité nationale. Le Canada a été longtemps sans nouvelles de ses ressortissants et a dû attendre plusieurs jours afin de s’entretenir avec eux, ce qui semble en contrariété avec l’article 36.1.c de la Convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963. Ottawa considère qu’il existe un lien entre les deux procédures.

Il est difficile de dire si l’affaire Wanzhou a été téléguidée depuis la Maison Blanche. Plutôt que de se perdre en conjectures, on peut relever certains éléments suggérant que l’affaire judiciaire présente finalement un intérêt particulier pour l’exécutif américain. Meng Wanzhou a été inculpée par un grand jury en août 2018, à la suite de quoi la demande d’extradition a été transmise aux autorités canadiennes et examinées par celles-ci. S’il est vrai que l’arrestation a eu lieu le même jour qu’une rencontre entre Donald Trump et le président chinois Xi Jinping, il est délicat de dire que cette arrestation constitue un caprice de dernière minute du président américain. Celui-ci a toutefois indiqué en réponse à l’ire des autorités chinoises qu’il pourrait intervenir personnellement dans cette affaire pour faciliter la conclusion d’un accord commercial avec la Chine. Ces déclarations sont susceptibles de donner du crédit à la thèse de la connivence entre l’exécutif et le pouvoir judiciaire et peuvent donner des arguments à Meng Wanzhou pour contester au Canada une procédure d’extradition qui reposerait sur des considérations politiques. La ministre canadienne des affaires étrangères Chrystia Freeland a souligné en réponse à Donald Trump que les États ne devraient pas politiser le processus d’extradition (« politicize the extradition process »).

Dans quel contexte économique plus général cet évènement s’inscrit-il ?

Huawei n’est pas seulement le plus grand équipementier mondial de réseaux de télécommunications, c’est aussi une entreprise à la structure de gouvernance opaque, fondée par un ancien ingénieur de l’armée chinoise et qui entretient des liens troubles avec Pékin. Cela a été souligné par un rapport du comité sur le renseignement du congrès américain qui recommandait de bloquer les acquisitions projetées par Huawei et ZTE pour atteinte à la sécurité nationale. Plusieurs transactions envisagées par Huawei aux États-Unis ont d’ailleurs échoué, à l’instar de celle qui devait être conclue début 2018 avec l’opérateur américain AT&T.

Les États-Unis ont aussi exhorté États et entreprises étrangères à ne pas avoir recours à la société Huawei pour leurs équipements de réseau afin de se protéger contre des risques de cyberespionnage. Si la société considère les préoccupations américaines comme infondées, on constate qu’elles ont trouvé un certain écho. L’Australie a annoncé avoir exclu Huawei et ZTE des appels d’offres pour les réseaux 5G. Une agence indienne a demandé au conseiller à la sécurité nationale d’interdire les achats d’équipements provenant d’entreprises chinoises pour les réseaux gouvernementaux. Orange et Deutsche Telekom ont décidé d’exclure Huawei de leur futur réseau 5G et British Telecom a annoncé le retrait des équipements de cette société pour son « cœur de réseaux ».

Il est difficile de dire si ces choix résultent de préoccupations relatives à la sécurité nationale. Précisions toutefois que Deutsche Telekom a annoncé revoir sa stratégie fournisseurs au moment où était examinée par l’instance américaine de contrôle des investissements étrangers (le CFIUS) l’offre de rachat de l’opérateur Sprint par sa lucrative filiale T-Mobile. Au moment où l’Europe se dote d’un mécanisme de filtrage des investissements étrangers et où la France réforme son système d’autorisation préalable en la matière par le biais de la loi PACTE et du décret n° 2018-1057 du 29 novembre 2018, il s’avère que les pressions informelles exercées dans le cadre de ces dispositifs constituent un nouveau vecteur de l’extraterritorialité du droit.

 

Par Régis Bismuth