Alors que le mouvement des « gilets jaunes » se poursuit, les plaintes pour violences policières présumées déposées devant l’Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN) ne cessent de croître.

Décryptage par Elise Letouzey, Maître de conférences à l’Université d’Amiens.

« Acte intentionnel ou involontaire, ce qui importe, c’est plutôt le cadre dans lequel les tirs sont exécutés »

De nombreux cas de manifestants blessés ont été recensés au cours des dernières manifestations de gilets jaunes : dans quelles conditions est saisie l’IGPN et quelles sont ses compétences ? 

L’Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN) relève du ministère de l’Intérieur. Elle est exclusivement compétente en matière de maintien de l’ordre, consistant en des opérations de prévention de troubles à l’ordre public au cours desquelles l’ensemble des forces de sécurité publique (compagnies républicaines de sécurité –CRS-, gendarmes, mais aussi policiers municipaux ou encore agents de la police aux frontières) vont être mobilisées.

Elle a une compétence nationale et a notamment pour fonction de veiller au respect des lois et règlements par les fonctionnaires de police mais aussi du respect des règles de déontologie de la police nationale. L’IGPN dispose ainsi d’un pouvoir de sanction disciplinaire.

Toutefois la compétence de l’IGPN est originale en ce qu’elle peut être saisie par une Autorité administrative (le ministre de l’Intérieur), par une autorité judiciaire mais aussi par un particulier. En effet, depuis 2013 a été instaurée une plateforme qui permet d’enregistrer et de centraliser les signalements. Ce signalement, qui n’est pas une plainte, permet de faire état du comportement d’une personne dépositaire de l’autorité publique, identifiée ou identifiable. En d’autres termes, seules les autorités administratives et judiciaires peuvent saisir l’IGPN mais les particuliers peuvent également faire des signalements.

Un agent de la force publique est ainsi soumis, dans l’exercice de sa mission, au contrôle de l’autorité judiciaire mais aussi au contrôle de l’IGPN.

 

A l’aune de quels critères apprécie-t-on la légitimité de l’intervention des force de l’ordre ?

Il existe deux cadres d’intervention dans lesquels les forces de l’ordre peuvent faire usage de leur arme.

Dans le cadre d’une mission de police judiciaire, par exemple pour faire cesser des violences, l’action est placée sous le contrôle des magistrats judiciaires et les agents ne pourront faire usage de leur arme qu’en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée (Cass. crim. 21 fév. 2017, n°16-80080). Dans ce cadre judiciaire, des poursuites peuvent être menées et la responsabilité pénale de l’auteur du tir sera engagée pour violences ou homicide si ce dernier s’est placé en dehors du cadre légal d’usage des armes, prévu à l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure (CSI) et communément qualifiée de légitime défense des forces de l’ordre.

Dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre, l’action est menée sous la direction de l’autorité civile (le plus souvent le Préfet) et la présence policière se justifie lorsqu’il existe un risque de trouble à l’ordre public. Conformément à la doctrine française de maintien de l’ordre, l’emploi de la force repose sur les principes d’absolue nécessité, de gradation ainsi que de réversibilité (revenant à un usage rapide de la force, stoppé dès que ce n’est plus nécessaire).

Dans le cadre des manifestations comme celles des gilets jaunes, il importe peu que la manifestation ait été ou non déclarée, et, si elle a été déclarée, qu’elle ait été autorisée ou interdite. En réalité, c’est la question de l’attroupement, caractérisé par un risque de trouble à l’ordre public, qui justifie le recours à la force afin de disperser cet attroupement (art. 431-3 du Code Pénal et L. 211-9 CSI). L’attroupement est constitué par tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public.

Cet attroupement peut être dissipé par les agents de la force publique qui sont légitimes à user de leurs armes, après deux sommations de se disperser restées sans effet. Les faits justificatifs, excluant la responsabilité pénale et prévus à l’article 122-4 du Code Pénal, vont alors jouer.

L’ordre de dispersion justifie l’usage d’une arme et légitime l’action des forces de l’ordre en cas de blessures. En effet, ce n’est pas tant une question de qualification de l’acte intentionnel ou involontaire qui importe, mais c’est plutôt le cadre dans lequel les tirs sont exécutés. A priori, ces tirs seront nécessairement volontaires.

Si les tirs sont effectués à la suite des sommations légales prévues par le Code de la sécurité intérieure, le tir est autorisé (avec les seules armes autorisées par la loi). Les éventuelles blessures causées sont couvertes pénalement par le fait justificatif du commandement de l’autorité légitime. La hiérarchie de l’agent auteur du tir est elle aussi pénalement irresponsable dès lors que l’ordre de dispersion est une autorisation de la loi (en l’occurrence de l’art. 431-3 CP) et sous réserve que les conditions légales de la dispersion de l’attroupement soient respectées.
Les zones de tir envers les manifestants (en dessous de visage par exemple) ne font que l’objet d’instructions, de doctrines d’emploi sans véritable valeur normative. C’est la raison pour laquelle le Défenseur des droits a recommandé la suppression de certaines armes de l’arsenal légal possible lors d’une opération de maintien de l’ordre (notamment le lanceur de balle de défense, arme de catégorie A).

En revanche, si les tirs sont effectués en dehors de l’ordre de dispersion, le fait justificatif du commandement de l’autorité légitime ne jouera pas. C’est seulement à ce moment-là que la question du fait intentionnel (comme un tir visant la tête d’un manifestant) ou non-intentionnel (grenade tirée vers le sol et explosant dans les pieds d’un manifestant par exemple) va avoir toute son importance pour retenir des blessures volontaires ou involontaires. L’auteur du tir pourra alors invoquer, le cas échéant, une autre cause d’irresponsabilité : la légitime défense ou l’état de nécessité (par exemple, dans l’hypothèse d’un corps à corps). La qualification retenue est importante, la légitime défense exonérant exclusivement l’auteur d’une infraction volontaire, alors que l’état de nécessité peut être retenu lorsque l’infraction est involontaire.


Quelle proc
édure judiciaire pourrait en découler ?

Si des poursuites pénales sont engagées pour des faits violences envers un manifestant, c’est alors une enquête de police voire une information judiciaire menée par un juge d’instruction (notamment si les faits revêtent une qualification de crime) qui permettra d’établir les responsabilités, par tout mode de preuve. La question du fait justificatif du commandement de l’autorité légitime ou de légitime défense des forces de l’ordre, excluant toute responsabilité pénale, va rapidement se poser et devra être tranchée par le juge d’instruction ou la juridiction de jugement.

En toute hypothèse, les règles déontologiques réglementant l’usage des armes peuvent, en cas de manquement, conduire à des sanctions disciplinaires (qui peuvent se cumuler avec les sanctions pénales).

En outre, la loi prévoit clairement que l’État est civilement responsable des dommages causés, même si la jurisprudence tient compte de la faute de la victime (elle a, par exemple, pu refuser au requérant toute indemnisation parce qu’il avait de lui-même ramassé une grenade, concourant ainsi à la réalisation de son dommage).

 

Pour aller plus loin :

Par Elise Letouzey