Deux syndicats de General Electric (La CFE-CGC et SUD)  à Belfort ont décidé de porter plainte devant le tribunal administratif de Paris contre l’État français le 8 octobre dernier. Ils estiment que l’Etat n’a pas respecté l’accord avec le géant américain qui devait permettre la création d’un millier de postes en France et qui a pourtant annoncé la suppression de 792 de postes à Belfort.

Décryptage par Jean-Paul Markus, Professeur à l’Université Paris-Saclay, Dir. Département SHS Université Paris-Saclay, Dir. Rédac. Les Surligneurs

« Les syndicats réclament devant le juge que l’État se comporte comme n’importe quel contractant face à un cocontractant n’exécutant pas ses obligations »

Quel est le lien entre ce nouveau recours et les enquêtes en cours dans l’affaire de la vente de l’activité énergie d’Alstom à General Electric ?

Aucun, du moins en droit. L’affaire de la vente de la branche énergie d’Alstom à l’entreprise américaine General Electric (GE) n’est plus à un contentieux près. Il y a d’abord l’ouverture d’une enquête par le Parquet de Paris sur les conditions dans lesquelles l’État a négocié et autorisé cette vente en 2014 (cf. aussi l’enquête parlementaire et le rapport Marleix). S’y ajoute l’enquête ouverte sur les conditions d’obtention d’une aide financière de l’État à la vente de turbines à l’Irak, qui aurait permis à un haut fonctionnaire du ministère des Finances, alors en charge du dossier, de pantoufler au sein de General Electric (Journal « Capital »).

A ces procès en puissance vient de s’ajouter le recours en responsabilité des syndicats CFE-CGC et SUD contre l’État, pour non-respect de l’accord du 4 novembre 2014 liant GE à l’État (signé par le ministre de l’Économie de l’époque), aux termes duquel la première devait notamment créer 1000 emplois et maintenir les centres de décision en Europe, moyennant l’aval du second à la vente. Ce n’est donc la vente elle-même qui est en cause, contrat civil entre GE et Alstom, mais l’accord préalable entre GE et l’État, dont le non-respect cause un préjudice évident aux syndicats requérants.

Pourquoi les syndicats ont-ils porté plainte devant le tribunal administratif de Paris puisque l’État est signataire de l’accord ?

Il est effectivement surprenant de saisir le tribunal administratif s’agissant d’une part d’un accord signé par l’État (pourquoi pas le Conseil d’État ?) et dont les conséquences du non-respect se font sentir surtout à Belfort et en Suisse. La compétence du tribunal administratif dans ce cas précis n’est écrite nulle part. Elle se déduit en creux du Code de justice administrative : « les tribunaux administratifs sont (…) sous réserve des compétences attribuées aux autres juridictions administratives, juges de droit commun du contentieux administratif” (art. L. 211-1). Cette disposition, avec l’article L. 311-1, du même Code, disent à peu près la même chose : à moins qu’un texte explicite n’attribue un contentieux aux cours administratives d’appel, au Conseil d’État voire à une juridiction administrative spéciale, le tribunal administratif est compétent. Or aucun texte n’attribue le contentieux de la responsabilité, fût-ce de l’État, au Conseil d’État en premier ressort. Et si c’est le tribunal administratif de Paris qui est compétent, cela tient au fait que l’autorité signataire – le ministère de l’Économie – a son siège à Paris (CJA, art. R. 312-1).

Que reprochent les requérants à l’État et que risque ce dernier ?

Les requérants reprochent à l’État ne pas avoir fait respecter son accord avec GE, par lequel cette dernière s’engageait à créer 1000 emplois, à maintenir les centres de décision en Europe, ou encore à développer la filière des turbines à gaz.  Ils visent clairement une faute de l’État, qui serait à l’origine de leur préjudice.

À notre connaissance, il n’existe pas d’affaire équivalente. On ne peut qu’extrapoler à partir de cas analogues. On sait par exemple que lorsque l’État soutient financièrement une entreprise et la maintient en vie artificiellement, il ne fait qu’aggraver le passif de cette entreprise à l’égard de ses créanciers (fournisseurs et salariés notamment). Et quand l’entreprise finit par faire faillite, ces créanciers perdent leur argent. Le juge a estimé dans ce cas que l’État pouvait être responsable à l’égard de ces créanciers et devait les indemniser (CAA Paris, 9/11/2017, n° 14PA03744). Même chose à l’égard des salariés d’une entreprise en contrat avec l’État, lorsque ce contrat prévoit une subvention publique. Les salariés peuvent exiger de l’État qu’il respecte les termes de son engagement, devant le tribunal administratif (CE, 20 oct. 2000, n° 192851).

Ce dernier cas nous rapproche de l’affaire General Electric : les syndicats réclament devant le juge que l’État se comporte comme n’importe quel contractant face à un cocontractant qui ne respecte pas ses obligations. Mais comment ? L’État doit-il faire jouer les clauses pénales ? C’est déjà fait car General Electric entend acquitter les pénalités pour non-création des 1000 emplois promis (50 000 euros par emploi non créé) ; ce point est donc à sortir du contentieux, puisque le contrat est respecté ou le sera. L’État doit-il refuser d’exécuter ses propres obligations du fait de l’attitude de General Electric (ce qui s’appelle une « exception d’inexécution ») ? Mais il a déjà rempli toutes ses obligations contractuelles en donnant son accord pour la vente ; il ne peut donc plus user de cette arme. Et surtout, pour reprocher à General Electric de ne pas respecter le contrat, encore faut-il que toutes les clauses soient précises. Or une récente question au gouvernement posée par une sénatrice montre que certaines clauses étaient effectivement fermes, mais d’autres très vagues.

Dans ce contexte, les syndicats peuvent plaider l’imprudence de l’État, qui aurait signé un accord en ne se donnant pas les moyens d’en assurer la bonne exécution. Cette imprudence aurait conduit à la situation actuelle. Mais c’est alors sur le lien de causalité que leur recours risque de buter, comme d’ailleurs les affaires citées plus haut : chaque fois, le juge reconnaît bien une faute de l’État, mais refuse d’y voir la cause du préjudice des requérants. Pour parer cet argument, l’État pourrait mettre en avant le retournement du marché des turbines à gaz, qui serait à l’origine du plan social, ainsi que les négociations de ces dernières semaines entre l’État et General Electric pour limiter le désastre économique et social.

Pour aller plus loin :

Par Jean-Paul Markus.