Plusieurs dizaines d’enfants de combattants français de Daech sont détenus dans des camps en Irak ou en Syrie. La justice française a examiné le 9 avril dernier, les recours déposés par deux Françaises retenues avec leurs enfants dans le camp de Roj au Kurdistan Syrien. Leurs avocats souhaitaient contraindre l’État français à les rapatrier.

Décryptage par Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit public à l’Université Jean Moulin Lyon 3 & par Serge Slama, professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes.

« Le « devoir général de protection de ses ressortissants sur le territoire français mais également hors de ses frontières » qui pèse sur l’Etat français n’emporte pas nécessairement un droit à être rapatrié »

Quelle est la situation des familles françaises de djihadistes qui sont dans les camps en Syrie ? 

Le sort de ces familles soulève des questions délicates, d’autant plus que des enfants sont concernés. Selon des ONG, quelque 3 500 mineurs de plus de 30 nationalités différentes sont retenus dans des camps situés au nord-est de la Syrie, à la suite de la déroute de l’organisation djihadiste  Daesh. Les camps de réfugiés de Al-Hawl (au sud de la ville de Hasaka) et de Al-Roj (près de la frontière avec l’Irak), dans une région contrôlée par les Kurdes, sont devenus des espaces de détention des membres des familles de djihadistes.

Évidemment, la situation de détresse de la centaine de mineurs français concernés, qui ont pour la plupart moins de 6 ans, inquiète. Les conditions de vie déplorables dans ces camps constituent sans nul doute des traitements dégradants voire inhumains (hypothermie, malnutrition, manque d’hygiène, absence de soins médicaux et psychologiques), au point que leur vie peut être considérée en danger. Une centaine d’enfants seraient décédés.

La question se pose de leur rapatriement et de celui de leurs mères : d’abord au regard de la garantie des droits fondamentaux, en particulier de la prise en considération primordiale de l’intérêt supérieur de l’enfant (article 3 de la Convention internationale relative aux Droits de l’enfant, ratifiée par la France en 1990 mais aussi d’ailleurs par la Syrie en 1993) ; encore au regard de la prohibition du bannissement des nationaux (article 12-4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), article 3-2 du protocole 4 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)) ; enfin au regard de la protection consulaire que tout ressortissant français peut demander aux autorités françaises (même s’il ne s’agit pas à strictement parler d’un « droit à »).

La France est-elle obligée de rapatrier ces familles françaises de djihadistes qui sont détenus à l’étranger dans ces camps ? 

La France a évidemment la possibilité voire l’intérêt (car les risques d’évasion existent) d’organiser le rapatriement des familles de djihadistes français détenues. Une liste de 250 noms, comprenant 150 enfants et 63 femmes, serait d’ores et déjà établie. Il a d’ailleurs déjà été procédé, le 16 mars dernier, au rapatriement de cinq frères orphelins.

L’essentiel est de prévoir les conditions de leur retour : des mesures judiciaires lorsque des crimes ont été commis ; des mesures administratives de surveillance (comme les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS) de l’article 228-1 du Code de la sécurité intérieure) ; une prise en charge adaptée des mineurs par les services de l’Aide sociale à l’enfance, etc.

Dans ses ordonnances du 9 avril 2019 (actuellement en appel), le juge des référés du tribunal administratif de Paris a pris le soin de préciser que, selon lui, pèse sur l’État français un « devoir général de protection de ses ressortissants sur le territoire français mais également hors de ses frontières ». Il a déduit un tel devoir du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité humaine, qui a pour corollaire le droit de toute personne à ne pas être soumise à des traitements inhumains ou dégradants, ainsi que le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant (décision n°2018-768 QPC du 21 mars 2019 du Conseil constitutionnel sur les « tests osseux »). Reste qu’une telle obligation de l’État de se soucier et de protéger les femmes et les enfants français de djihadistes qui sont retenus dans ces camps à l’étranger n’emporte pas un droit à être rapatrié.

Face aux hésitations des autorités nationales, les avocats de ces familles ont multiplié des procédures. En Belgique, le juge des référés du tribunal néerlandophone de Bruxelles a ordonné à l’État de mettre en place « toutes les mesures nécessaires et possibles » afin de rapatrier six enfants et les deux mères de Syrie dans les quarante jours, en assortissant ce délai d’une astreinte de 5 000 euros par jour de retard et par enfant. En France, les actions nombreuses :  en janvier, quatre avocats ont déposé une plainte contre les autorités françaises pour « détention arbitraire » (qui n’a aucune chance d’aboutir) ; en mars, Marie Dosé et Henri Lerclerc ont saisi le comité des droits de l’Homme des Nations Unies ; en avril, William Bourdon et Vincent Brengarth ont saisi, en référé-liberté, le tribunal administratif de Paris pour obtenir le rapatriement de deux familles (femmes et enfants).

Pourquoi le tribunal administratif de Paris s’est-il déclaré incompétent dans ses ordonnances du 9 avril dernier ?

Comme on pouvait s’y attendre, le tribunal administratif, après renvoi en formation collégiale, s’est déclaré incompétent. En application de la théorie des « actes de gouvernement », il a estimé que l’absence d’organisation du rapatriement des familles concernées n’est « pas détachable de la conduite des relations extérieures de la France ». La notion d’« actes de gouvernement » a évolué ces dernières décennies : son champ s’est sensiblement réduit, particulièrement dans la sphère diplomatique. Toutefois, le rapatriement des femmes et enfants de djihadistes ne relève pas du seul gouvernement français ni même du gouvernement syrien : il dépend de l’accord des autorités kurdes qui exercent le contrôle de fait sur ce territoire (sans constituer un État souverain).

Le tribunal administratif a considéré que le rapatriement relève « de négociations préalables entre l’État français et les autorités qui contrôlent ce territoire, et le déploiement de moyens spécifiques, éventuellement militaires, sur le territoire concerné », comme le défendait le gouvernement. Établissant un lien entre la compétence du juge administratif et la notion de « juridiction » qui emporte application de la Convention européenne en vertu de son article 1er, il a par ailleurs relevé que le camp de Al-Roj est administré par des groupes armés étrangers, sans qu’il soit établi que la France exerce un contrôle effectif sur ce territoire par le biais de la présence d’agents publics.

C’est bien pourquoi la juridiction administrative française s’est déclarée incompétente ; et c’est pourquoi les droits et libertés garantis par la CEDH ne sont, a priori, pas invocables faute d’exercice par la France de sa juridiction sur ce camp.

Dans les prochains jours, l’affaire sera jugée en appel. Au soutien de la position du juge de première instance, il convient de rappeler, même s’il peut être critiqué, l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat à l’automne dernier : selon lui, la décision de ne pas rapatrier les « Harkis » à la fin de la guerre d’Algérie n’était pas détachable de « la conduite des relations entre la France et l’Algérie », alors que le Front de libération nationale (FLN) n’était pas encore constitué en Etat entre le cessez-le-feu du 18 mars 1962 et la proclamation de l’indépendance le 5 juillet 1962 (CE, 3 octobre 2018, n° 410611).

Au-delà des enjeux juridiques, la résolution d’une telle situation humanitaire est avant tout une question de volonté politique et de principe éthique, tenant à l’étendue de la protection que la France doit assurer à ses ressortissants.

Pour aller plus loin :

Par Marie-Laure Basilien-Gainche et Serge Slama.