Le 6 février 2018, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a décidé de ne pas renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité posée par l’Azerbaïdjan, aux termes de laquelle « les dispositions des articles 29, 30, 31, 32, et 48 [1° à 8°] de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, en tant qu’elles ne prévoient pas qu’un État étranger puisse obtenir réparation du préjudice résultant d’une diffamation en engageant l’action publique devant les juridictions pénales aux fins de se constituer partie civile, emporte une restriction à son droit d’exercer un recours, en méconnaissance des exigences de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens de 1789 ». Elle a, en outre, décidé qu’il était légitime dans une société démocratique qu’un État étranger ne puisse engager d’action en diffamation.

Décryptage par Albane Geslin et Sophie Robin-Olivier, respectivement professeur de droit à Sciences Po Aix et professeur de droit à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

« Reconnaître un droit d’action aux États étrangers leur permettrait de s’opposer aux critiques portant sur certaines de leurs activités ou certains de leurs comportements »

Dans quel contexte cette décision a-t-elle été rendue ?

La loi de 1881 sur la liberté de la presse incrimine la diffamation, infraction définie par l’article 29 comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ».

En septembre 2015, le député François Rochebloine publiait, sur le site armeniennews.com, un communiqué de presse au terme duquel il affirmait que « l’Azerbaïdjan se comporte en État terroriste ». Quelques semaines plus tard, l’Azerbaïdjan déposait à son encontre une plainte avec constitution de partie civile. Au même moment, ce pays engageait aussi une action contre  deux journalistes de l’émission Cash Investigation ayant présenté l’Azerbaïjan comme une dictature et contre la présidente de France Télévision.

Le 9 janvier 2017, une ordonnance de non-lieu était rendue dans l’affaire Rochebloine, la plainte étant jugée irrecevable au motif que l’État d’Azerbaïdjan est une personne morale de droit international public. Or la loi de 1881 ne prévoit de possibilité d’action qu’au profit de personnes privées, groupes de personnes privées (art. 32), personnes morales de droit public français ou corps constitués précisément identifiés (art. 30). Cette solution fut confirmée en appel le 16 mai 2017. Un recours en cassation fut alors exercé par l’Azerbaïdjan. Parallèlement, le 7 novembre 2017, le Tribunal correctionnel de Nanterre, jugea l’action engagée dans l’affaire « Cash Investigation » irrecevable.

Ces décisions ne sont pas isolées : le 24 janvier 2018, la Cour d’appel de Paris a déclaré irrecevable une plainte pour diffamation déposée par le Maroc contre le boxeur Zakaria Moumni (confirmant un jugement de première instance du 9 juin 2016).

Que dit la Cour de cassation ?

Selon l’Azerbaïdjan, le fait qu’un État étranger ne puisse engager d’action en diffamation porte atteinte à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont résulte, selon le Conseil constitutionnel, un droit au recours juridictionnel effectif (décision du Conseil constitutionnel, 9 avril 1996, Loi organique portant statut de la Polynésie française, considérant 83).

Après avoir constaté « qu’aucune des dispositions légales critiquées ne permet à un État étranger, pas plus qu’à l’État français, d’engager une poursuite en diffamation sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, un État ne pouvant être assimilé à un particulier au sens de l’article 32, alinéa 1er, de la loi précitée », la Cour de cassation refuse toutefois de considérer que cette restriction du champ d’application de la loi constitue une atteinte disproportionnée au droit à un recours effectif. Les dispositions de la loi de 1881, qui permettent aux représentants d’un État étranger d’agir en diffamation en cas d’atteinte à leur honneur ou leur considération, comme n’importe quelle personne privée, garantissent, selon la Cour, une « juste conciliation entre la libre critique de l’action des États ou de leur politique, nécessaire dans une société démocratique, et la protection de la réputation et de l’honneur de leurs responsables et représentants ».

Peut-on voir dans cet arrêt une décision anti-SLAPP ?

Outre qu’elle constitue une limite à la liberté d’expression, dont les contours doivent donc être conçus étroitement, l’action en diffamation a été ternie, dans la période récente, par une utilisation pour le moins contestable. Pour faire taire les critiques émanant de journalistes ou de chercheurs de nature nuire à leurs intérêts, certaines entreprises privées s’en sont emparées, afin de protéger une réputation devenue un actif de première importance.  Des « poursuites-bâillons » (strategic lawsuit against public participation – SLAPP) ont été engagées que l’on a pu qualifier de procédures « d’intimidation judiciaire » et « d’instrumentalisation politique du pouvoir judiciaire » (R.A. Macdonald, P. Noreau, D. Jutras, Les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique – les poursuites-bâillons (slapp), Rapport au ministre de la justice, Montréal, 2017, p. 28 et p. 43 ; v. également la décision de la Cour d’appel de Paris du 28 septembre 2017 dans l’affaire Neyret).

A la lumière de ce dévoiement de l’action en diffamation et des risques qu’il présente, pour la liberté de l’information et de la recherche, l’arrêt de la Cour de cassation peut se lire comme une décision anti-SLAPP. Reconnaître un droit d’action aux États étrangers leur permettrait de s’opposer aux critiques portant sur certaines de leurs activités ou certains de leurs comportements, alors même que l’expression de ces critiques fait partie du débat public nécessaire au fonctionnement d’une société démocratique, non seulement à l’échelle nationale mais aussi, à l’échelle internationale. De même que les actions en diffamation destinées à protéger les intérêts purement économiques de certaines entreprises, contre les journalistes ou les chercheurs, les actions en diffamation des États sont d’autant plus dangereuses pour la liberté d’expression qu’elles prennent place entre des parties de forces inégales, comme l’illustre l’affaire jugée le 6 février par la Cour de cassation. L’inégalité d’accès aux ressources juridiques, judiciaires et financières, si les États étaient susceptibles d’agir en diffamation, serait indéniablement de nature à accroître la paralysie de la liberté d’expression susceptible d’en découler. Cette inégalité est d’autant plus forte qu’un État étranger bénéficie de l’immunité de juridiction et d’exécution devant les juridictions nationales, notamment pour certaines procédures civiles, telles que la diffamation.

Faute de répondre à un « besoin social impérieux » (CEDH, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 46 ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, 22 novembre 2007, §45) l’élargissement du domaine de l’action en diffamation ne peut donc se justifier. En refusant de renvoyer la demande de QPC au Conseil constitutionnel au motif, entre autres, que la question ne présente pas un caractère sérieux, la Cour de cassation écarte tout doute raisonnable quant à la constitutionnalité des dispositions en cause[1]) : elle s’affirme, ce faisant, comme une gardienne de la liberté d’expression.

Par Albane Geslin et Sophie Robin-Olivier

[1]    Bien que le caractère sérieux de la question exclue également la question « fantaisiste ou à but dilatoire », pour reprendre les propos de R. Denoix de Saint Marc (http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank_mm/discours_interventions/2011/RDSM-QPC-CCAllemagne.pdf), il semble difficile de considérer que la question était, en l’espèce, d’une telle nature.