Dix-neuf organisations, dont l’Unicef, ont déféré au Conseil d’État le décret n° 2019-57 du 30 janvier 2019 réformant les modalités d’évaluations des étrangers se déclarant mineurs isolés et créant, comme le prévoyait la loi « Collomb » du 10 septembre 2018, la création d’un fichier biométrique de ces personnes (dénommé AEM pour Appui à l’Évaluation de la Minorité).
Les associations contestent ce décret qu’elles accusent de porter atteinte aux droits de l’enfant.

Décryptage par Serge Slama, professeur de droit à l’Université Grenoble Alpes.

« Il est reproché au décret de prévoir l’intervention systématique de l’État dans la procédure et de ne pas apporter assez de garanties pour l’impératif de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant »

 En quoi cette saisine du Conseil d’État par les principales organisations de protection de l’enfance et des associations de défense des étrangers constitue une première ?

On a rarement vu en droit des étrangers un texte coaliser autant d’oppositions aussi bien des associations de défense des droits de l’Homme, en particulier des étrangers, mais aussi des organisations de protection de l’enfance ou encore des acteurs de la solidarité, peu familières de la contestation par le droit. On peut néanmoins citer, comme précédent, l’importante mobilisation contentieuse – avec 28 organisations requérantes – contre la circulaire « Collomb – Mézard » du 12 décembre 2017. Cela a permis la neutralisation, par le Conseil d’État, de cette instruction qui organisait l’intervention d’équipes des préfectures et de l’ Office français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII) dans les structures d’hébergement d’urgence (CE, réf., 11 avril 2018, Fédération des acteurs de la solidarité et autres, n° 417206).

Mais c’est la première fois, à notre connaissance, qu’une branche d’une agence onusienne (l’association Unicef France) conteste, comme requérante, un texte gouvernemental devant le Conseil d’État. Le projet de décret a également été sévèrement critiqué par le Conseil national de protection de l’enfance et par le Défenseur des droits (chargé de la défense des enfants). Celui-ci demandait l’abandon pur et simple du texte. Il peut toujours intervenir, par des observations, devant le Conseil d’État.

Que prévoit ce texte pour susciter une telle opposition ?

Ce décret cristallise les oppositions, car il entérine le basculement du dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers d’un dispositif de protection de l’enfance, relevant de la seule compétence des départements (au titre de l’aide sociale à l’enfance) et de l’autorité judiciaire (Parquet des mineurs, juge des enfants) à un dispositif dont la finalité est, sous prétexte de lutte contre la fraude, essentiellement policière et avec une omniprésence de l’autorité préfectorale dans la procédure, sous l’égide du ministère de l’Intérieur.

Au cours de la discussion du projet de loi « asile-immigration-intégration », et à l’issue de négociations avec l’Assemblée des départements de France (ADF), le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, avait justifié cette reprise en main étatique, car les pratiques des départements lors de ces évaluations varient beaucoup (taux de reconnaissance de la minorité et de l’isolement de 9 % à 100 % selon les départements). Ces inégalités de traitement auraient aussi développé, selon les rapports d’inspection, des phénomènes de nomadisme de ces jeunes d’un département à l’autre.

Ainsi, alors que la procédure d’évaluation relevait jusqu’ici quasi exclusivement de la compétence du département, en lien avec le Parquet des mineurs, le nouvel article R. 221-11 du Code de l’action sociale et des familles (CASF) prévoit désormais, à discrétion du président du conseil départemental, de nombreuses possibilités de solliciter le « concours » de l’autorité préfectorale dans la procédure : pour fournir des informations, l’assister dans ses investigations pour évaluer la minorité ou l’isolement, authentifier les documents d’identité ou d’état civil produits, l’aider à déterminer l’identité et situation de la personne évaluée, etc. Surtout, dans le cas où le jeune est déclaré majeur, ou non isolé, par le département, ou à la suite d’une saisine de l’autorité judiciaire par l’intéressé, le président du Conseil départemental informe le préfet de l’issue de la procédure. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que cela justifiera, de la part de la préfecture, l’édiction, après examen de situation, d’une obligation de quitter le territoire français (cf. l’article R. 221-15-8, 5° du CASF). Par effet de rétroaction, compte tenu du risque pour un jeune d’être déclaré majeur eu égard à l’imprécision des évaluations, cela pourrait avoir un effet dissuasif à l’encontre de ces mineurs qui pourraient préférer la rue au risque d’être expulsé (et ce alors même que la France vient d’être condamnée pour violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) en raison de l’absence de prise en charge d’un MIE de la « jungle » de Calais cf. CEDH, 28 février 2019, Khan c/ France, n°12267/16).

D’autre part, comme l’avait prévu la loi du 10 septembre 2018 à l’article L.611-6-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), le décret crée le fichier « AEM ». Il s’agit d’un fichier biométrique (empreintes, scan de la photographie mais sans dispositif de reconnaissance faciale), géré par le Ministère de l’Intérieur, qui a la double finalité, pour le moins contradictoire, « de mieux garantir la protection de l’enfance » et « de lutter contre l’entrée et le séjour irrégulier des étrangers en France ». À sa lecture on comprend que, sollicités par les services du département chargé de l’évaluation, les services préfectoraux pourront, à partir des empreintes digitales, et en croisant avec le fichier préfectoral des étrangers (AGDREF 2) et le fichier des visas (VISABIO), contribuer à identifier le jeune et le recours à une éventuelle fraude documentaire. Ce fichier vise aussi à empêcher l’évaluation d’un même jeune par plusieurs départements (avec souvent des décisions contradictoires et malgré l’existence d’une cellule nationale depuis 2013). Les données, conversé normalement durant une année à compter de la notification au préfet de la situation du jeune évalué, sont aussi accessibles aux parquets (et on a vu, notamment à Montpellier, des parquets poursuivre des jeunes majorisés en raison de l’utilisation de faux documents).

Sur quels fondements se basent les associations pour demander l’annulation du décret ?

II faut bien comprendre que les 19 organisations ont introduit devant le Conseil d’État, par l’entremise du cabinet Spinosi-Sureau, concomitamment trois procédures. La requête en annulation à l’encontre du décret n°2019-57 est en effet complétée par un référé-suspension visant à obtenir, dans les meilleurs délais, la suspension de son exécution et par une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur l’article L.611-6-1 du CESEDA.

A priori cette QPC, qui reproche essentiellement à ce texte de ne pas avoir assez apporté suffisamment de garanties pour protéger les droits de ces enfants, est bien transmissible au Conseil constitutionnel dans la mesure où si ce dernier a été saisi de la constitutionnalité de la loi « Collomb », la saisine parlementaire ne portait pas sur les dispositions ayant autorisé la création de ce fichier (cf. déc. n° 2018-770 DC du 6 septembre 2018. NB : Le Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (GISTI) et la Ligue des droits de l’Homme (LDH) ont certes adressé au Conseil constitutionnel une « porte étroite » à l’encontre de cet article mais celui-ci n’a pas cru bon de s’autosaisir de cette question).

Le recours pour excès de pouvoir, et le référé, reposent quant à eux essentiellement sur deux arguments : d’une part que le décret, en prévoyant l’intervention systématique de l’État dans la procédure et n’ayant pas apporté assez de garanties n’aurait pas suffisamment pris en compte l’impératif de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant ainsi que son droit à la dignité et au respect de sa vie privée. Ces jeunes devraient bénéficier d’une présomption de minorité et être traités comme des enfants et non comme des migrants en séjour irrégulier. D’autre part, la collecte des données ne prendrait pas suffisamment en compte les particularités liées au recueil et à la conservation de données à caractère personnel concernant des mineurs, notamment les exigences du règlement général de protection des données n°2016/679 du 27 avril 2016 (cf. les réserves de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) dans son avis sur le projet de décret).

Pour aller plus loin :

Par Serge Slama